Visite à la ferme des Gâtines Rouges

Avant l’été 2018, un petit groupe de membres d’Adrastia, par ailleurs anciens collègues, a rendu visite à Philippe Paelinck, autrefois directeur de la stratégie environnementale chez Alstom (feu le conglomérat industriel français de l’énergie et des transports), devenu aujourd’hui transitionneur actif dans une ferme en permaculture dans l’Eure-et-Loir.

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L’équipe de la ferme des Gâtine Rouges en juillet : de gauche à droite, d’abord trois « woofers » estivaux, Juliana, Ryan et Daniel puis Jérôme associé pour le maraîchage avec le couple Brenda et Philippe.

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La ferme des Gâtines Rouges consiste en six corps de bâtiments et une superficie d’exploitation de cent hectares, composée de potagers, champs et bois.

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Une vue des environs

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Outre l’évolution professionnelle de Philippe, c’est surtout son histoire personnelle qui est intéressante.

En 2011, nous explique Philippe, son épouse reçoit en donation une ferme dont l’exploitation des terres était alors confiée à un voisin agriculteur et réalisée en mode intensif traditionnel. Il nous apprend au passage qu’aujourd’hui, beaucoup d’exploitations agricoles sont ainsi possédées par des agriculteurs-exploitants qui habitent en ville, portent peu d’intérêt autre que comptable à leur propriété et en laissent la marche à des professionnels qui préfèrent ne pas se compliquer la vie puisqu’ils n’exploitent pas leur propre patrimoine.

Lié par un sentiment affectif pour le lieu, le couple décide de conserver la ferme et commence à éplucher son bilan. L’aspect économique n’est pas brillant, techniquement il s’agit de monocultures orge sur orge et blé sur blé, socialement, il n’y a ni circuit court ni même de relations avec un quelconque client identifiable, le tout étant anonyme et systématisé. Écologiquement, l’exploitation présente un paysage sans biodiversité, nu et désert de fin juillet à mars.

C’est déjà un constat désolant et perturbant, mais le couple est croyant et lorsque qu’ils lisent l’encyclique « Laudato Si » du pape François, la dissonance cognitive entre le monde de la grande entreprise multinationale où Philippe travaille encore, la réalité du monde agricole et les injonctions papales leur apparaît clairement.

En 2015, à la suite de la déconfiture d’Alstom, Philippe profite des conditions du plan social et décide de prendre les choses en main en s’installant définitivement. Ce n’est pas le choix de la facilité, car malgré l’intérêt que sa femme et lui portent au milieu agricole, c’est un métier dans lequel ils débutent, alors que l’année 2016 est catastrophique et les rendements sont en chute libre. Heureusement, la ferme n’est pas endettée, ce qui est un atout majeur dans un système où l’endettement est la norme pour la majorité des agriculteurs[1], structurellement placés sous la férule des banques, devant supporter 30 à 50%, selon les filières, des investissements de l’industrie agroalimentaire et surtout la totalité des risques marchés et des aléas climatiques. En effet, la grande distribution impose les prix et la mise en compétition des producteurs, les industriels agroalimentaires, eux, imposent leurs cahiers des charges techniques, les semenciers la standardisation des graines, les équipementiers la mécanisation et l’automatisation à outrance tandis que la FNSEA met le tout en musique… et que tous coopèrent au sein de l’Union Européenne pour l’optimisation du système à leur propre avantage. Les petits exploitants, mal représentés et isolés, sont de facto les perdants, maintenus totalement sous contrôle par leurs dettes.

En 2016, après un stage en permaculture à Poitiers auprès de Pascal Depienne, la rencontre avec Sacha Guégan qui a participé aux études INRA sur la ferme du Bec Helloin et l’intervention de Alain Peeters agronome spécialiste de l’agroécologie, l’organisation de la ferme est revue et une nouvelle stratégie est redéfinie selon quelques principes:

– diversification des cultures (passage de deux parcelles en 2011 à vingt-sept parcelles en 2017) afin d’améliorer la biodiversité et les synergies naturelles,

– passage de la monoculture à la polyculture, elle-même couplée à de l’élevage pour renouer le lien entre les cycles végétaux et animaux,

– adaptation des cultures en agrochimie traditionnelle aux principes de la permaculture,

– arrêt du labour mécanique pour laisser la vie du sol se régénérer,

– mise en place d’une distribution en circuit-court pour sortir du système contraint du marché.

Ensuite sont venues les difficultés :

Il n’existe aucun accompagnement officiel, financier ou autre, pour faire transitionner les exploitations agricoles, même sur la base du volontariat.

Les sols de l’exploitation sont quasi-morts. Après trente ans d’agriculture conventionnelle, le labour profond par des engins lourds a créé une semelle de labour, une couche de terre tassée et dure, sous la profondeur du soc de la charrue et que les racines des plantes sont dorénavant incapables de traverser (nous avons dû utiliser une barre à mine pour creuser un trou un peu profond pour planter un arbre). D’autre part, le taux de carbone organique[2] des sols a été mesuré à 1,8 g/kg, soit une fertilité qui sans l’apport constant d’intrants issus de l’agrochimie serait celle d’un désert[3]. Enfin, le circuit répété des engins crée des sillons d’intrants, favorisant les mauvaises herbes. La leçon fut qu’il fallait procéder par étapes avec beaucoup de persévérance : arrêt du labour mais avec épandage raisonné de glyphosate pour le contrôle des adventices et décailloutage avant passage au bio, parce que trente ans de culture intensive avaient fait trop de dégâts pour qu’ils puissent être réparés en quelques années (sans parler du pic de production de phosphate minéral et de la pénurie d’engrais à venir[4] ou des contaminations par les traces de métaux lourds).

Après les pluies de printemps, le sol argileux retient l’eau et embourbe les engins, empêchant l’épandage des engrais organiques sur les cultures d’hiver et empêchant ou retardant le semis des cultures de printemps.

Pour éviter le lessivage des sols en hiver, il a fallu organiser une couverture d’espèces gélives pour fournir un engrais au printemps avant des semailles, ce qui est un travail supplémentaire.

Enfin la réalité est souvent plus rétive que les concepts théoriques et tout ne pousse pas idéalement (comme des faux semis pour se débarrasser des adventices par exemple) et le système de synergies imaginé se retrouve souvent pris en défaut lorsque l’hiver est trop humide et les étés trop secs (ce qui est une évolution très possible avec le réchauffement climatique).

Les objectifs sont maintenant de gérer une complexité beaucoup plus grande en mettant en place des rotations de cultures sur des cycles longs :

-deux ans de prairie,

-un an de céréales (type blé),

-un an de prairie temporaire,

-un an de céréales (type seigle, orge),

-un an de légumineuses,

-un an de chanvre ou maïs,

… tout en remettant aussi en place les haies bocagères et les corridors écologiques nécessaires entre les parties boisées de la ferme.

Il s’agit aussi d’ajouter un élevage de soixante agnelles, ce qui nécessitera les services d’un éleveur itinérant, une profession pas encore si courante de nos jours.

L’objectif est donc de construire un écosystème non seulement biologique, fait d’espèces végétales et animales, mais aussi social, mutualisant les connaissances, les outils et les relations. Les facteurs mesurant son succès ne seront pas qu’économiques, même si l’objectif vital reste de trouver l’équilibre financier d’ici cinq ans après avoir investi plus de 300 000 € en matériel et rénovation ou ajout de bâtiments, mais également qualitatifs comme la biodiversité créée et la valeur calorifique de la production.

En conclusion, les conseils de Philippe Paelinck pour ceux qui voudraient se lancer sont que, outre l’important investissement financier et intellectuel que représente un tel projet, il ne faut surtout pas sous-estimer le travail physique (la ferme exigeant quatorze heures de travail par jour), l’importance de l’organisation de son temps, la nécessaire et implacable décroissance économique que ce nouveau mode de vie impose mais aussi le besoin d’intelligence manuelle que chaque petit défi quotidien exige.

Post-scriptum automnal

Il s’est passé un peu de temps avant que cet article ne soit publié mais les dernières nouvelles de la ferme sont plutôt bonnes.

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Jérôme le maraicher

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Sans beaucoup de publicité, le maraîchage lancé au printemps a rencontré un énorme succès commercial, essentiellement auprès des particuliers dans un rayon de 20 km.

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La serre maraichère

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L’attente est énorme dans la population alentour et un partenariat avec une boutique haut de gamme parisienne a été lancé pour réaliser des cultures à façon en finançant le risque. Enfin, côté élevage, les agnelles sont arrivées il y a peu, apportant une grande joie et beaucoup de vie en plus sur la ferme.

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Le nouveau troupeau

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Il va de soi que nous souhaitons bonne chance et beaucoup de courage à Philippe et son équipe dans cette expérience que certains osent en France, mais dont beaucoup plus rêvent.

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Laurent Aillet, 15 octobre 2018

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La ferme des Gâtines Rouges, coopérative agriculture à La Chaussée-D’Ivry, Centre, France

[1] Le Monde – Agriculteurs : les raisons du malaise

[2] ADEME – Dossier Carbone organique des sols

[3] Wikipédia – Régression et dégradation des sols

[4] Wikipédia – Phosphore

One comment on “Visite à la ferme des Gâtines Rouges”

  1. Stéphane Daugreilh dit :

    Bonjour,

    Merci pour ce partage d’expérience.

    C’est peut être un peu tôt pour le demander, mais proposent-ils des stages, ou du wwoofing ( ou via des organismes divers ) ?

    Ou via une ferme que vous connaissez ?

    Ayant passé un BP REA en maraîchage Bio, en apprentissage durant 2 ans et aujourd’hui salarié dans un Biocoop, je souhaiterai à terme reprendre une ferme avec des amis aux compétences complémentaires.

    Merci d’avance et à bientôt.

    Stéphane

    (Ps: j’adhère à votre asso début Février, et souhaiterai participer à son  » développement « , en Nouvelle Aquitaine notamment )

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