Conférence de Laurent Mermet – dépasser l’alarmisme bloquant

Laurent Mermet avec Clément Feger 
Sauver la planète : pourquoi il est urgent de dépasser l’alarmisme bloquant
24 mars 2019

Transcription et mise en forme du podcast par Adrastia.

La vidéo est accessible à https://www.youtube.com/watch?v=xjZuPdstCiw

Résumé et contexte

Ce podcast constitue la quatrième intervention de Laurent Mermet dans la série des analyses sur le débat en cours autour du passage à l’action, pour monter en échelle et prendre en charge les problèmes globaux d’environnement. 
Il fait notamment suite à une analyse de la démission de Nicolas Hulot (septembre 2018), un approfondissement de celle-ci (octobre 2018) et une réponse à Aurélien Barrau, où il explique la notion éclairante, mais perturbante, de refoulement du distributif (16 min). Il a également fait une analyse critique du livre « Où atterrir » de Bruno Latour, débouchant sur une contre-proposition de cartographie politique. 
Durant les quelques mois écoulés depuis, l’alarme émise dans des appels de scientifiques et people a été relayée par un mouvement de masse à la fois français et international pour amplifier ce message d’alarme. C’est à l’analyse critique de ce phénomène qu’est consacrée la présente intervention. 
Laurent Mermet y montre qu’au-delà des bonnes intentions et du bon accueil qu’elle reçoit, la prolongation et l’amplification de masse du discours d’alerte posent de sérieux risques de dérives contre-productives pour la planète. Il analyse ensuite les flous, contradictions et incohérences qui sont à la base du discours d’alerte lorsqu’il devient une forme d’action prolongée et massifiée. Enfin il interroge le bon accueil fait par tous les acteurs, qui conduit à une situation métastable, en partie bloquée et bloquante.
Ces analyses s’appuient sur ses travaux de recherche, notamment sur la question des paradigmes de l’action collective (Knowledge that is actionable by whom? Underlying models of organized action for conservation – dans Environmental Science & Policy,  mai 2018), exposés également dans la vidéo Théories de la gestion sociale de l’environnement.

Professeur de gestion de l’environnement à AgroParisTech depuis 1994, Laurent Mermet est décédé des suites d’un cancer fulgurant le 16 juin 2019. Son dynamisme et son enthousiasme pour penser avec lucidité les enjeux contemporains de la prise en charge efficace des problèmes d’environnement n’a jamais cessé, et ce podcast a été enregistré sur son lit d’hôpital.
Vous pouvez retrouver ses vidéos de recherche ainsi que ses cours sur sa chaîne YouTube, ainsi que l’ensemble de ses travaux et publications sur son site internet.

Pour une utilisation académique du contenu de cette vidéo vous pouvez la citer sous le format : Laurent Mermet et Clément Feger (2019) « Sauver la planète : pourquoi il est urgent de dépasser l’alarmisme bloquant » disponible en ligne, accédé à telle date, https://www.youtube.com/watch?v=xjZuPdstCiw.

Plan

  • Introduction
  • Les problèmes que pose l’alarmisme bloquant
  • Qui est censé agir pour “régler le problème” ?
  • La notion d’alarme
  • L’impasse de l’alarmisme bloquant
  • “Ils n’ont pas compris”. Vraiment?
  • Conclusion provisoire – Vue d’ensemble du catastrophisme bloquant
  • Comment réagit l’État ?
  • Le monde économique, académique, les ONG
  • Les médias
  • Au total, tout le monde s’y retrouve !
  • Discussion et approfondissement
  • Épilogue – Compléments

Bonjour,

Nous voici de nouveau pour un podcast. Il y a quelques mois, j’avais noté et été frappé par la résurgence des discours d’alarmes sur la planète, le climat, etc. L’an dernier, en 2018, ce discours d’alarme était porté essentiellement par des pétitions, des appels, etc., signés par des chercheurs, des intellectuels ou des acteurs engagés, puis par des people comme Juliette Binoche. Donc j’avais fait part de mes réactions à ce mouvement dans une vidéo en réponse à Aurélien Barrau, qui avait suscité un certain débat.

Depuis, il s’est produit un développement tout à fait majeur dans notre champ de l’environnement : c’est la montée en puissance des marches sur le climat et de cette espèce de mouvement international d’alarme sur le climat et la planète, qui fait monter la pression à coups de défilés et d’expression, mais cette fois-ci de masse, et pas seulement des appels de chercheurs et d’intellectuels.

Or, ce mouvement de masse, s’il est très bien accueilli par les médias, le système social et politique en général, pose à mes yeux des problèmes graves, à la fois sur le plan de l’action, et sur le plan pratique. De véritables impasses. Et puis il repose sur une confusion des bases de réflexion et de conception de l’action, qui ne sont absolument pas claires, et qu’il faut éclaircir.

Introduction

[2:03]  Ce que je vais faire pour engager la discussion, c’est d’abord une première caractérisation légère de ce de dont on parle: une amplification de masse, médiatique, populaire (d’une certaine manière institutionnalisée, par les médias et des institutions diverses), du fameux discours d’alarme, et  le fait que ce discours d’alarme soit vu comme une action. C’est à la fois de l’amplification de masse et du discours d’alarme vu comme une action dont je parle. On verra bien sûr, quand on va fouiller un peu plus les fondements, qu’on ira plus loin dans la caractérisation du phénomène. 

Je vais procéder en trois étapes.

  • D’abord je vais montrer les problèmes graves que pose ce mode d’action. 
  • Ensuite, je vais analyser de façon approfondie, en m’appuyant sur les ressources de nos recherches et sur les outils d’analyse qu’on a mis en place. Je vais revenir sur la nature de ce mode d’action, ses fondements, sa théorie du changement, et les problèmes fondamentaux, pas réglés, qui se posent, à ce niveau-là, aux fondements de cette manière d’agir. 
  • Dans un troisième temps, je vais demander pourquoi ce phénomène (l’alarmisme bloquant) est accepté aussi facilement. Tout le monde lui fait bon accueil et ça paraît naturel et, finalement, la situation est figée dans une sorte de statu quo. C’est-à-dire que le phénomène s’amplifie et rien ne bouge. D’où le côté bloquant.

[3:40] Alors bien sûr, il y a une autre question qu’il faudra poser, c’est celle des alternatives. Ce que je veux montrer aujourd’hui, c’est qu’il faut absolument sortir de ce catastrophisme bloquant, au lieu de l’accueillir comme un développement nouveau, bienvenu, etc. et qui bloque (et c’est ça le problème). Après, la question sera “comment on fait pour le dépasser”. Mais ça on le traitera la prochaine fois. Je pense que les bases d’analyse posées aujourd’hui devraient aider à traiter la question de manière plus systématique.

Les problèmes que pose l’alarmisme bloquant

Je vais commencer par montrer, premier volet, les problèmes que posent cet alarmisme bloquant. Il y en a toute une série.

  • Le premier (je ne pourrai pas développer beaucoup – c’est un thème qui mériterait plus), c’est de présenter le problème du climat comme un problème, c’est-à-dire un obstacle, plus ou moins isolé, qu’il importe de franchir, résoudre, contourner en tout cas, pour pouvoir continuer à faire les choses comme avant. Un problème, disons, de la même nature que l’amiante, la couche d’ozone, quelque chose de ce genre-là. Or il suffit d’écouter les vrais spécialistes, par exemple Jean-Marc Jancovici ou d’autres, pour comprendre que ce n’est pas un problème dans ce sens là. C’est un syndrome, c’est-à-dire une évolution qui émerge de l’ensemble de l’activité de développement de la société, et qui ne constitue pas un problème isolable, mais une conséquence de l’ensemble du développement de la société.
    Ce n’est peut-être pas la meilleure métaphore, mais je compare ça au vieillissement : le vieillissement n’est pas un problème (au sens où on pourrait l’éviter ou le résoudre). Le vieillissement, c’est un ensemble de processus qui font qu’on vieillit. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire, ça ne veut pas dire qu’il faut rester inactif, mais si on présente ça comme un problème qu’on peut résoudre, alors on est complètement à côté de la plaque. Donc il faut accepter que le monde ne soit plus comme avant, parce qu’il y a des dynamiques en partie inévitables et irréversibles.
    Il y a là un vrai problème, au niveau de la caractérisation de ce dont on parle, et sur quoi il faut agir. Si on pose comme une résolution d’un problème isolable quelque chose qui est un syndrome non isolable de la dynamique d’ensemble de la société, on se trompe complètement dans l’approche du problème. 
  • Le deuxième obstacle, tout à fait sérieux, c’est qu’on est dans un rabattement sur la question du climat. Dit autrement, parmi l’ensemble des problématiques environnementales, on va se retrouver à focaliser sur le climat puisqu’il est présenté comme la condition de tout, par les tenants de cet alarmisme bloquant. Certes, les plus éclairés, comme Aurélien Barrau, insistent sans arrêt sur le fait qu’il faut aussi s’occuper de la biodiversité, que c’est tout aussi important (ce qui est, de mon point de vue, plus que vrai). Le problème, c’est que ça ne suit pas dans la dynamique revendicative, ni dans les effets de cette dynamique, en ce sens qu’au fond, c’est toujours le climat qui va être privilégié comme objet d’action. Au point qu’aujourd’hui, comme tu le sais, quand on fait des exercices sur des territoires sur ce qui menace la biodiversité, les actions conduites sous l’argument de la lutte contre le changement climatique sont en train de devenir le facteur numéro un de destruction de masse de la biodiversité.
    Il y a donc là un deuxième effet pervers grave, c’est que plus on met l’accent sur l’urgence d’agir sur le changement climatique, plus on ouvre la porte à des modes d’action expéditifs et massifs, qui sont une cause absolument majeure de dégradation de la planète et de l’environnement. C’est un deuxième problème que je trouve grave.
  • [8:02] Le troisième problème, j’en avais déjà parlé pour les discours d’alarmes des scientifiques, mais là on le trouve tout aussi grave, c’est que ce discours repose sur l’idée qu’on ne fait rien. La question est “pourquoi on ne fait rien ?”.  Or l’idée qu’on ne fait rien revient à dénier et ignorer tous les efforts en cours, tout ce qui a été fait, tout le travail qui est déjà entrepris pour atténuer et gérer le problème. Or ça, c’est très grave, parce que quand on veut améliorer l’action sur un problème, le fait d’ignorer délibérément ce qui est déjà fait, et de faire comme s’il fallait repartir d’une ardoise blanche, est une véritable erreur parce que, d’une part, ça affaiblit les acteurs qui sont déjà en train d’agir (au lieu de les renforcer pour l’action, on les affaiblit), et deuxièmement, on perd complètement le bénéfice de l’expérience de ce qui a marché et de ce qui n’a pas marché, et des obstacles réalistes auxquels on est confronté. Donc quelque part on scie la branche de l’action qu’on voudrait connecter. De mon point de vue, il y a là un troisième obstacle grave.
     
  • Le quatrième, c’est que la notion de “on repart de zéro parce qu’on n’a rien fait” combinée à un discours d’urgence (qui est inhérent à la notion d’alarme) constitue une prime à l’irréflexion, c’est-à-dire qu’il faut agir massivement et vite. Ça veut dire du coup qu’on ne va pas être subtil, et qu’on va prendre moins de garanties sur ce qu’il faut faire. Je caricature en disant “faites n’importe quoi, mais vite”, mais quand même il y a une tendance qui va dans cette direction là. Ça se traduit par le fait que le réalisme stratégique est très faible, c’est-à-dire que l’acceptation discutée des obstacles et des difficultés réelles qui se pose n’est pas à la hauteur, que les questions de faisabilité ne sont pas forcément posées, puisqu’il faut agir – de toute façon on verra bien si ça marche ou pas, mais c’est mieux que de ne rien faire. Ça se traduit donc, au final, par une prime à l’emblématique, c’est-à-dire des actions qui brillent plus par leur visibilité et le niveau de sacrifices qu’elles exigent, que par l’efficacité clairement argumentable de ces actions. On veut du visible et du sacrificiel !  Ça nous emmène sur le cinquième défaut majeur…
  • [10:40] Le cinquième défaut majeur, qui est de mon point de vue le plus grave, c’est que c’est la porte ouverte à toutes sortes d’actions perverses. Il faut agir massivement, sans trop réfléchir avant, et de manière très visible. On va dépenser des fonds publics massifs, pour des projets de lutte contre le changement climatique qui vont avoir des conséquences sociales et environnementales extrêmement négatives par ailleurs. On peut parler des agrocarburants, de l’éolien terrestre dans le contexte français (où il ne sert pas à grand chose du point de vue du changement climatique), de ce qui constitue une nouveauté hallucinante, c’est-à-dire le fait de raser des forêts entières (y compris des forêts anciennes) pour remplir des quotas soi-disant “d’énergies renouvelables”, en brûlant le bois dans des usines … 
    Enfin c’est une véritable prime à développer des actions mal avisées, du point de vue social, environnemental, et du point de vue du développement durable.

Au total, ce mouvement, que tout le monde trouve naturel, pose des problèmes majeurs, et je pense que c’est du coup très important de l’analyser. On va s’apercevoir qu’il repose sur une théorie du changement qui n’est absolument pas claire, et que cette confusion fondamentale est à la base des problèmes pratiques graves que je viens de souligner.

[12:12]  Je termine juste cette première partie en disant que, ce qui est frappant, c’est le caractère bloquant et bloqué, c’est-à-dire la stabilité de ce système tel qu’il s’est mis en place, avec ses grandes portes ouvertes à des défauts majeurs et des problèmes très graves.

Il y a un psychologue qui s’appelle Fritz Perls, l’inventeur de la Gestalt-thérapie, qui décrit des situations où les gens voudraient changer, poussent pour changer, mais n’arrivent pas à changer, et avec une certaine vulgarité il appelle ça “neither shit nor get off the pot”, c’est-à-dire je suis assis sur le pot, je pousse, il ne se passe rien, mais je ne veux pas descendre du pot. Pour moi, on est un peu dans cette situation, c’est-à-dire on pousse, on est de plus en plus rouge, etc., et on croit qu’en poussant plus fort ça va le faire. Mais non, il y a un problème, il y a un moment il faut se lever du pot, et essayer de comprendre ce qui se passe pour débloquer. Donc ça nous amène sur la théorisation de l’action. 

De mon point de vue, en fait, cet alarmisme bloquant est un phénomène spécifique qui mérite d’être décrit, conceptualisé et analysé. Pour mieux comprendre ce qui coince, dans la vidéo sur Aurélien Barrau, j’avais montré les contradictions internes entre différents aspects des théories de changement sous-jacentes, mais j’avais fait par de petites touches. 

Là  je vais être beaucoup plus frontal et je vais m’appuyer directement sur les cadres d’analyses qui sont le résultat de nos travaux de recherche et, pour commencer, de manière plus spécifique, sur les six paradigmes de l’action collective, sur lesquels j’ai publié des publications académiques, et sur lesquels j’ai fait un exposé vidéo dans le cadre de la playlist “théorie de la gestion sociale de l’environnement”. Il y a une vidéo que j’encourage fortement l’auditeur de podcasts à écouter, parce qu’elle donne vraiment les fondements théoriques de l’analyse que je vais proposer de manière un peu plus rapide ici. En tout cas, on se situe là dans une forme de recherche en intervention appliquée, où on va mobiliser ces cadres théoriques sur ce phénomène nouveau, pour éclairer les problèmes qu’il pose. 

Qui est censé agir pour “régler le problème” ?

Cette idée des paradigmes de l’action collective repose sur la question suivante: “un problème collectif se pose,  qui est censé agir pour le régler ?”.
Il y a  six réponses fondamentales à cette question, très différentes les unes des autres. Je vais les passer en revue rapidement, et on va regarder, pour chacune, dans quelle mesure elle colle avec les idées du mouvement de l’alarmisme bloquant.

  • La première réponse, c’est ce que j’appelle le paradigme du gouvernement, c’est-à-dire: un problème collectif se pose, c’est au pouvoir public de le résoudre. Donc les États, ou le système multilatéral étatique. Or là, de toute évidence, on est dans le champ de l’alarmisme bloquant, puisqu’au cœur du discours il y a  l’idée “pourquoi les États ne font rien”, donc il faut que les États se bougent enfin, et donc on va vociférer dans les rues, pour demander aux États d’agir. On est là clairement dans cette perspective.
  • [15:40 La deuxième, c’est ce que j’appelle l‘acteur minoritaire de changement. Ici, quand un problème d’intérêt collectif se pose, ceux qui portent l’action, c’est le groupe de pression, qui prend à sa charge et au sérieux ce problème, et qui va le porter sur la place publique, pour pousser les acteurs à apporter des solutions. On est dans des mouvements dits “droit au logement”,  “droits des LGBT”, “mobilisation pour les salaires et les retraites”, etc. On est dans des intérêts qui sont très collectifs, mais on n’est pas dans l’idée “c’est aux pouvoirs publics de résoudre le problème”. C’est d’abord aux gens qui considèrent que c’est important de se mobiliser.  
    Donc ici, il s’agit de faire pression pour obtenir qu’on mette plus de poids sur ce problème-là que sur d’autres, et pour obtenir une amélioration des arbitrages. De toute évidence cette dimension est très présente dans l’alarmisme bloquant. Non pas tellement dans le discours explicite (qui est plus centré sur l’État), mais dans la réalité pratique du mouvement, des modes d’action sous forme de manifs, la manière dont ces actions sont reçues comme étant un groupe d’intérêt général qui exprime parmi d’autres son intérêt. Donc, une fois sur l’actu ce sera les manifs climat, le lendemain ça sera des manifs LGBT, le surlendemain des manifs sur la cause des femmes…
    [17:18] De fait, dans le déroulement et les conséquences de l’action, on est bien aussi dans ce paradigme-là, c’est-à-dire de pousser ce dossier par rapport à d’autres.  Le point important ici, c’est qu’il faut voir les contradictions entre le modèle où ce sont les pouvoirs publics qui doivent agir, et ce modèle dans lequel ce sont les gens mobilisés sur la question qui doivent agir. Quand c’est les pouvoirs publics, un problème isolable se pose, il faut le régler (c’est comme ça que c’est posé par un mouvement).
    Ici c’est différent: il s’agit d’envisager le problème en relatif par rapport aux autres, pour voir jusqu’où il doit être réglé, quand il contredit les autres. Et donc, quand on est un groupe de pression qui intervient de cette manière-là, il faut être capable d’accepter qu’il y a d’autres groupes de pression, qui interviennent sur d’autres problèmes, tout aussi important collectivement, et qui leur tiennent à cœur. Il faut être prêt à relativiser, à négocier, à rentrer dans un jeu beaucoup plus pluraliste. Or, les traces de ce pluralisme sont tristement absentes dans le mouvement de l’alarmisme bloquant, et du coup il y a une contradiction fondamentale entre ces deux dimensions du mouvement.
  • Un troisième paradigme de l’action collective consiste à dire que, quand un problème collectif se pose, l‘État n’est pas du côté de la solution, mais il est du côté du problème. Parce qu’en fait, l’État verrouille un régime économique, social, et politique, qui est par lui-même la cause fondamentale. On revient là sur “est-ce que c’est le capitalisme, ou bien le néo-libéralisme”, ou des choses de ce genre-là qui sont la cause du problème. Ce modèle-là est présent aussi, de manière assez déroutante d’ailleurs, puisque même des personnages aussi peu révolutionnaires que Nicolas Hulot parlent sérieusement de sortir du capitalisme, du profit à tout prix, etc. On est donc là dans une contradiction encore plus frontale, même si elle est moins importante dans ce mouvement-là, de gens qui disent: “oui il faut arrêter avec les profits, le capitalisme, changer de société”, etc. Donc là, il faut choisir : soit il faut que les États mettent en œuvre des résolutions de problèmes, soit il faut changer le régime politique. Mais on est encore dans la confusion.

On a donc ces trois premiers paradigmes, qui cohabitent de manière complètement floue (et dans des tensions et contradictions non réglées), dans l’alarmisme bloquant. Ensuite il y a trois autres paradigmes.

  • Le premier des trois, c’est la coordination.  Ici l’idée c’est que, quand un problème collectif se pose, ce sont aux acteurs eux-mêmes de se prendre en charge, de discuter entre eux, et de résoudre le problème. Alors là, clairement, on n’est pas dans le champ de l’alarmisme bloquant, parce que l’alarmisme bloquant il consiste à crier très fort pour que d’autres gens résolvent le problème. Il ne consiste pas du tout à dire “nous on va résoudre le problème”. Et il comporte, de manière explicite, toutes sortes de clauses pour dire “on ne peut pas”, “ce n’est pas à nous”, “de toute façon le système bloque”, etc.  Celui-là est absent. 
  • Le deuxième, c’est la gouvernance, c’est-à-dire le fait quand un problème collectif se pose, la prise en charge du problème collectif doit reposer sur des procédures, qui permettent aux différents acteurs de discuter, et notamment de discuter entre les pouvoirs publics d’un côté, et les acteurs de la société civile de l’autre. C’est un paradigme qui est un peu hybride. Ce paradigme-là est complètement absent dans l’alarmisme bloquant puisque cet alarmisme bloquant repose, dès le départ, sur l’idée que ce qui est déjà fait (c’est-à-dire toutes les COP 21,22, 23,… tous les systèmes de prise en charge par la gouvernance de l’environnement, du changement climatique et des problèmes de la planète) revient à rien puisque ça ne résout pas le problème, et donc qu’on va ignorer complètement ces dimensions là.
  • [21:34] Le dernier paradigme, je l’appelle drop out and seed” (“abandonner et semer”), et celui-là, il consiste à dire : ok, il y a un problème d’intérêt général qu’on n’arrive pas à régler dans le cadre du système, donc la solution va consister à sortir du système, à essayer de créer des mini-alternatives autonomes, en espérant qu’elles vont germer, se multiplier, et puis finalement cristalliser un jour pour permettre de nouveaux états de société. Ça va être des gens qui partent faire de la permaculture,  des ZADistes,  des innovateurs divers et variés… Là non plus, on n’est absolument pas dans ce modèle de l’alarmisme bloquant, parce que les gens qui sortent du système ne sont pas là à manifester dans les rues. Et par ailleurs, le principe même de l’alarmisme bloquant, c’est créer un effet de masse, qui est complètement à l’opposé de cette stratégie de la dispersion pour échapper au système, et pour refonder ailleurs des alternatives.

[22:31]  Si je fais le bilan, il y a trois modèles sous-jacents, contradictoires, qui sont mobilisés par l’alarmisme bloquant, et y en a trois qui sont complètement ignorés : en gros, les deux qui reposent sur l’autonomie, et celui qui correspond à la principale voie d’action qui a été montée jusqu’ici pour traiter collectivement les problèmes du climat.  

En fait, on se retrouve quand même avec un gros, gros problème pour expliquer comment l’alarmisme bloquant est censé constituer une force de changement réaliste dans le champ, dans notre domaine, alors qu’il repose sur trois modèles d’action contradictoires entre eux, sans aucune clarification de ces modèles. 

On a là une première approche, qui nous permet de mieux comprendre qu’il y a un problème avec les fondations du truc. 

La notion d’alarme

La deuxième approche, elle va partir de l’alarme, de cette notion d’alarme.  C’est quoi,  l’alarmisme bloquant ?  C’est une forme d’alarme: aussi bien les appels d’intellectuels que leur amplification par la masse se présentent comme “nous alarmons pour réveiller les consciences, pour qu’on passe à l’action”, alors qu’on ne fait rien.  Donc on est bien dans le modèle du tireur d’alarme. C’est un modèle d’action qui a été bien développé dans les trente dernières années, surtout la question des droits des tireurs d’alarme. Francis Chateauraynaud a bien analysé et conceptualisé la chose dans son ouvrage de 1989. 

Quelle est la théorie de l’action de l’alarme ?  Elle est basée sur l’idée du signal d’alarme. Pourquoi il y a un signal d’alarme dans les trains ? Parce que le conducteur du train n’a pas forcément l’information sur les problèmes graves qui peuvent se poser dans les wagons. Donc il y a un obstacle initial à l’information, pour la prise en charge du problème. Le signal d’alarme permet aux voyageurs de surmonter cet obstacle à l’information. Une fois que le signal d’alarme a retenti, on passe à la chaîne de traitement du problème, pris en charge par le pilote du train (ou les pouvoirs publics, ou d’autres acteurs autrement).

Le problème fondamental de l’alarme, c’est de dire “il y a un obstacle à l’information au départ de la chaîne d’actions”,  pour prendre en charge le problème. 

La gravité de ce problème est reflétée aussi par le coût de l’alarme, c’est-à-dire le fait que les lanceurs d’alarme peuvent payer très cher le fait d’avoir essayé de surmonter ce truc-là. 

L’impasse de l’alarmisme bloquant

[25:11] Mais, et c’est là qu’on va arriver au point clé de la confusion totale de l’alarmisme bloquant, c’est que le modèle du tireur d’alarme suppose que, une fois que l’alarme a permis de franchir le seuil d’information, on débouche sur une chaîne normale de traitement du problème. Dans le train, je tire le signal d’alarme, le conducteur du train fait ce qu’il faut. Si je désigne, si je dénonce un scandale sur un médicament toxique, etc., une fois que j’ai surmonté les blocages initiaux à l’information, la justice s’en saisit, l’agence nationale du médicament, les experts s’en saisissent… il y a une chaîne de traitement du problème. Si je dénonce un phénomène de corruption dans les pouvoirs publics ou dans les entreprises, une fois que j’ai mis sur la table l’information que le problème se pose, hop, il y a une chaîne de traitement, politique, la justice, etc.

Or l’alarmisme bloquant sort complètement de ce cas de figure, puisqu’il nous dit “on tire l’alarme”, mais il n’y a pas de chaîne d’intervention derrière, car les chaînes d’actions existantes sont tenues pour non pertinentes (puisqu’on ne fait rien, c’est bloqué, etc.) et que l’idée sous-jacente, c’est qu’il existe des chaînes d’action, on ne sait pas lesquelles, mais qui ne sont pas activées pour des raisons obscures : les lobbys, le fait de pas avoir conscience du problème, ou des choses de ce genre-là.

Donc il y a un véritable déraillage dans la théorie de l’action, puisqu’on part de l’idée d’une action par alarme, sauf que la condition principale (qui est de dire une fois le seuil d’information franchi il y a une chaîne de traitement du problème) est clairement paralysée, et donc on se retrouve bloqué.

[27:13] Parmi les discussions que j’ai eues avec toi, tu as utilisé une expression que j’ai adorée, c’est l’idée “qu’est ce qu’ils attendent pour appuyer sur le bouton ‘Sauve la planète’ ?”.  Mais là, il n’y a pas de bouton “Sauve la planète”, puisqu’ils considèrent que les boutons existants ne sont pas des boutons, puisqu’ils reviennent à ne rien faire. Ils imaginent d’autres boutons, mais on ne voit pas où sont les cases ni les boutons. Il y a donc du coup une véritable faute de conception de l’action, qui explique l’impasse de ce catastrophisme bloquant.

[27:46] Ou alors, il faut se raconter que le seuil de demandes d’information n’est toujours pas franchi, il faut se raconter que les responsables politiques, les grands acteurs économiques, la société civile et le public n’ont toujours pas entendu qu’il y avait un problème avec le climat. Pour moi,  ce n’est pas possible – cette hypothèse n’a absolument aucune crédibilité. Je considère qu’aujourd’hui tout le monde a au moins la télévision, et il n’est pas possible d’avoir une télévision et de pas avoir entendu l’info sur l’existence du problème, la gravité du problème, la difficulté de le résoudre, etc. C’est encore plus vrai pour les responsables politiques ou les différents acteurs économiques: ce n’est absolument pas sérieux d’imaginer qu’il y ait des politiques qui n’aient pas une information claire sur le changement climatique, les conséquences, etc. Donc pour moi cette hypothèse n’a aucune crédibilité. Je suis donc stupéfait de constater qu’il y a énormément de gens qui s’accrochent, qui restent convaincus qu’on est toujours dans la situation où le signal d’alarme n’a pas été entendu, sans quoi “évidemment” les gens se seraient saisis du problème. Il y a une résistance énorme sur ce volet-là.

Ils n’ont pas compris”. Vraiment?

[29:13] En réalité, la nature de cette résistance est autre. À mon avis, elle est la suivante: c’est la croyance très répandue (chez beaucoup de militants, ou de gens divers) que, si quelqu’un n’adopte pas mon point de vue et les arbitrages sur ce qui est fondamental ou pas (“que je préconise, moi”), c’est qu’il n’a pas l’info, c’est qu’il n’a pas compris. Donc, au lieu de considérer, ce qui paraît réaliste, que tout le monde a entendu l’alarme sur le changement climatique, mais qu’une bonne partie des acteurs a arbitré pour dire “ok c’est un problème parmi d’autres”, ou bien “c’est un problème qui n’est pas important par rapport à d’autres”, eux continuent à dire : “non non, s’ils ne considèrent pas que c’est le problème numéro un, c’est juste qu’ils n’ont pas entendu, donc il faut crier plus fort”. Cette dynamique pour moi est complètement régressive, elle est du même ordre que celle des militants anti-avortement, qui considèrent que  l’avortement c’est l’alpha et l’oméga de l’horreur, et donc ils considèrent que tant que quelqu’un n’est pas sur leurs positions anti-avortement, c’est qu’il n’a pas compris, qu’il n’a pas vu, qu’il n’a pas l’information. 

Je prends délibérément cet exemple, qui sera choquant pour les auditeurs, pour dire qu’il y a une dimension là-dedans de fermeture aux autres, de rétrécissement du champ de perception, un refus du pluralisme, une obnubilation sur ses propres arbitrages, ses propres priorités, un refus d’entendre que d’autres ont d’autres priorités et que d’autres problèmes se posent. 

[30:52] J’ai bien conscience que ce point de débat reste essentiel, mais je tiens bon sur l’idée que ce n’est pas crédible de dire aujourd’hui que l’alarme n’a pas été entendue. En fait, si une partie des gens ne la prennent pas, c’est parce qu’ils ont compris, réfléchi, arbitré, et mis à la place qui leur paraît juste, à eux, cette préoccupation et les questions d’action qui se posent. Et, par ailleurs, qu’ils perçoivent peut-être aussi une partie des obstacles pratiques, des limites et des effets pervers que je viens de lister.  

Pour être complet, il faut quand même aussi voir un autre volet:  c’est l’idée que la pression (même si on n’a pas une idée claire de comment elle va déboucher), c’est toujours une bonne chose finalement. Que, d’une manière ou d’une autre, ça va améliorer les choses. Le problème, c’est que:

  • Premièrement, ça revient à ignorer toutes les portes perverses pour des actions contre-productives (que j’ai souligné dans l’aspect pratique). 
  • Deuxièmement, j’ai du mal à voir quel est le bénéfice à ignorer délibérément quelles sont les voies d’action, les conséquences de l’action qu’on porte. 
  • Et troisièmement, dans le cas précis de l’alarmisme bloquant, je ne vois pas très bien l’intérêt de ne pas pousser jusqu’au bout la compréhension du fait que c’est, largement, un mouvement d’un groupe de pression sur un intérêt général parmi d’autres, et avec les conséquences. 

Cet aspect-là n’est pas du tout assumé, clairement.

Conclusion provisoire – Vue d’ensemble du catastrophisme bloquant 

Je fais le point sur où on en est.  A ce stade on a vu une vue d’ensemble du catastrophisme bloquant:

  •  On a défini ce phénomène de manière beaucoup plus précise. Je considère que c’est vraiment un phénomène en sciences sociales, à caractériser, conceptualiser, qui est vraiment quelque chose de clairement définissable dans notre champ de la gestion de l’environnement. 
  • On a vu que cet alarmisme bloquant repose, à la fois, sur une vision conceptuelle tout à fait floue, et sur une vision pratique hautement problématique. Et pourtant, on est là, bloqué avec ce truc-là qui occupe l’espace, qui est accepté par tout le monde.

On va donc se demander “comment ça se fait qu’on reste comme ça ?”, que ça paraisse naturel à tout le monde de fonctionner comme ça.

Comment réagit l’État ?

[33:28] C’est le troisième volet de ce que je voulais dire: on va s’interroger sur la réception, par les acteurs et les parties prenantes des différents intérêts. Je vais les passer en revue, en essayant de ne pas être trop long.

Le premier, c’est l’État, que l’on va prendre sous trois angles:

  • D’abord il y a la tête de l’État : le président de la République, le premier ministre. En fait, la vie quotidienne de l’État, c’est de subir des pressions de toutes sortes de groupes qui défendent des intérêts généraux (ces intérêts généraux, certains les considèrent comme particuliers, mais c’est souvent des intérêts qui concernent de très grands nombres de gens ou la totalité de la population). Finalement, l’État, c’est son job d’arbitrer, d’équilibrer, d’articuler entre eux. C’est le job du politique d’articuler entre eux, de chercher des synergies, et d’arbitrer les contradictions entre ces pressions. Donc là, l’État est dans son élément. Et il est d’autant plus dans sa zone de confort avec le mouvement du climat.
    Premièrement, c’est un mouvement bon enfant. Si on compare aux Gilets Jaunes, ou à des mouvements qui posent de véritables problèmes d’ordre public ou de paix civile, on est loin du compte, c’est plutôt cool. 
    Deuxièmement, c’est une cause qui ne fait pas polémique, puisque la tête de l’État est même de tout cœur avec la question du changement climatique. 
    Et puis d’une manière un peu plus rusée, comme les revendications sont floues, la pression n’est pas vraiment difficile à diffuser, puisqu’on peut redéfinir le problème, le cadrer autrement, etc.  
  • Deuxième volet de l’État : le ministère de l’environnement, c’est-à-dire la partie, disons politique de l’État, qui s’occupe des questions d’environnement. Et là, pour eux, c’est tout bon !  Hulot l’a bien souligné : plus le plus le public vociférait, plus il était content, parce que ça mettait du vent dans les voiles de son ministère par rapport aux autres dans l’arbitrage!  On est dans le cas classique: le ministère de l’agriculture a ses manifs d’agriculteurs, le ministère des transports a les hurlements des cheminots, etc. Chaque ministère représente un intérêt général sectoriel spécifique. Là il en va de même, donc tout roule.
  • Troisième volet de l’état : la machine administrative et technocratique. Elles s’y retrouve complètement, parce qu’une des conséquences de ces appels et de cette pression, c’est d’inciter à prendre de la réglementation, à augmenter la dépense publique, et finalement à donner des marges de manœuvre et à élargir le périmètre d’action des administrations… et du coup à faire prospérer le business propre des administrations. Donc elles n’ont absolument aucune raison de détester ça, au contraire c’est très bon pour elles.

Le monde économique, académique, les ONG

[36:26] Maintenant, si on va du côté du monde économique, les acteurs principalement intéressés, ce sont les filières qui peuvent profiter de cette idée qu’on va faire de gros sacrifices, et dépenser plein de fonds publics, tout en essayant de réfléchir un peu plus vite et superficiellement sur les conséquences.  On va donc se retrouver avec, par exemple, tous les différents lobbys d’énergie dite renouvelables qui se disent “ok, crédits publics massifs, on va être moins vigilant sur les impacts environnementaux…”. On est, aujourd’hui même, en train de réviser les textes pour diminuer les enquêtes publiques et les autres précautions environnementales sur les projets d’énergies renouvelables…
Et puis, on ne va pas non plus se préoccuper des conséquences sociales ; c’est-à-dire que si les programmes d’éoliennes (qui n’apportent pas grand-chose sur le changement climatique) conduisent à doubler le prix d’électricité, et donc à mettre dans le malheur l’équivalent des Gilets Jaunes en ce qui concerne l’électricité, on s’en fiche un peu, puisqu’il y a urgence à agir, il faut faire quelque chose.
Le revers de la médaille, c’est que, là-dessus, il y a des fortunes qui se bâtissent, des entrepreneurs qui entrent dans le secteur. Par ailleurs, le fait de mettre ça à grande échelle, avec de grands programmes publics très visibles, favorise les grandes entreprises par rapport aux autres acteurs économiques et sociaux, d’une manière qui n’est pas forcément super productive. Mais là aussi, tout le monde est content.

[37:46] Les ONG environnementales, je vais être très bref. C’est leur business, donc elles sont à la manœuvre là-dedans. C’est du vent dans les voiles, c’est simplement le business as usual, amplifié par une heureuse mobilisation qui va nous faire des membres, des cotisations, des occasions d’agir, d’aller parler dans les médias, etc. Je suis peut-être caricatural, je n’ai pas trop creusé. Restons-en là.

Ensuite, de manière plus complexe, il y a le monde académique. Il est très important, parce que c’est lui qui aliment en contenu les discussions d’experts sur ce phénomène, et qui le valide ou pas finalement, en tout cas contribue à lui donner une forme de crédibilité. Si je vais par là, il faut regarder d’abord les chercheurs en sciences dures : les écologues, les climatologues, etc. Pour eux, c’est du pain béni. Ils vont signer les appels, parce que leurs recherches portent que là dessus,  ils sont convaincus que c’est absolument fondamental. Le fait de crier pour qu’on agisse leur est tout à fait naturel. Ça les soulage des angoisses qu’ils ont quand ils étudient des conséquences du changement climatique et autres. Donc ils sont à fond dans le phénomène.

Pour ce qui concerne les chercheurs en sciences sociales, c’est plus compliqué. Il y a d’abord ceux pour qui ça alimente un moulin de stéréotypes politiques, du genre: “le néolibéralisme”, “le changement climatique”, “les lobbies”, “les groupes d’intérêt”, etc. Donc pour eux, rien de nouveau sous le soleil, on va mouliner ça dans les “collections sur l’anthropocène”. On est dans le business as usual, ça n’apporte absolument rien à la prise d’actions ou au déblocage de l’alarmisme bloquant. 

Ensuite, les autres, ceux qui pourraient avoir des points de vue analytiques et critiques sur le phénomène. Mais la plupart d’entre eux font profil bas. Pourquoi fâcher, en se mettant du mauvais côté de l’opinion et de la force? Il y en a très peu qui sont spécialistes dans l’action environnementale. En fait, ils ne sont pas particulièrement préoccupés de l’efficacité environnementale de l’action, ils s’intéressent plus aux dynamiques sociales en général. 

Et puis il y aurait une troisième catégorie, c’est les donneurs de leçons, il n’en manque pas ! Eux ils vont être, notamment (j’y reviendrai dans un instant), dans la figure de l’intellectuel. 

Les médias

[40:01] Maintenant (très important dans le jeu), je finis par les médias. Pour eux c’est pareil, c’est tout bon. On est dans une formule classique : tu as de l’événement, des manifs, il y a du storytelling formidable ; la petite Suédoise lycéenne, il y a un peu du pathos, des “générations futures”, on est vraiment dans l’emblématique, ces lycéens qui militent pour leur futur, la fraîcheur face au cynisme, des choses de ce genre-là.

Par ailleurs, les médias, globalement, ont une faible compétence sur le fond environnemental. C’est trop compliqué. Déjà, quand on voit aujourd’hui, dans les émissions les plus sérieuses de télévision, qu’il faut des heures de débat pour arriver au fond des choses sur les retraites… qui est un dossier complexe, certes, mais beaucoup, beaucoup moins complexe que le problème du changement climatique et de la destruction de la planète! Les médias y parviennent dans les meilleures émissions, mais ont beaucoup de boulot pour le faire. On est très très loin du compte pour ce dont on parle, et, entre le traitement médiatique de cette question et des exposés sérieux, argumentés sur le fond (comme ceux de Jean-Marc Jancovici par exemple), il y a un abîme, qui est pour l’instant loin d’être d’être creusé. Du coup, les médias, sur ce type de dossier, ont une faible capacité à faire une balance juste entre ce qui concerne l’action efficace, et l’action visible ou emblématique. Donc on va dériver vers l’emblématique, par défaut. Et la question ça va être: est-ce qu’on agit ou pas ? Qui bloque ? Qui est du bon côté de la Force ? Des choses de ce genre-là.

Au total, tout le monde s’y retrouve !

Si je fais le bilan, au total, tout le monde s’y retrouve. Il y a énormément d’acteurs que cette situation conforte, alimente, à qui elle convient. Il faut quand même poser la question de ceux qui n’ont pas du tout intérêt à cette affaire-là, comme les pétroliers. Eux, au fond, ils n’ont qu’une stratégie, c’est de choisir le profil bas. Ils comptent sur l’inertie de l’action, ou sur l’action discrète, et c’est relativement facile parce que, comme la théorie de l’action des autres est floue, il n’est pas difficile que leurs actions s’enlisent. Du coup, le fait de jouer profil bas est relativement facile, et on verra après que ça correspond aussi à un état culturel du débat public actuel. On est bien dans quelque chose qui est bloquant, parce que ça aboutit à un équilibre stable. On n’est pas dans une dynamique là, on est dans quelque chose qui est un état d’équilibre stable, avec des montées d’intensité ou des baisses d’intensité, mais quelque chose de bloquant. On a vu, au fond, à la fois le côté alarmisme, qui déraille dans la conception de l’alarme, et le côté bloquant.

[43:16] Il ne reste plus qu’un point à éclaircir, c’est pourquoi les alarmeurs eux-mêmes foncent dans ce système et pour moi, il y a un mot qui résume ça, c’est le confort: ils n’ont pas de vision claire de l’action, mais en revanche, ils ont plein de trucs qui sont très agréables. Le premier, c’est qu’ils ont l’impression d’être lucides là où les autres ne voient pas, et d’agir là où les autres ne font rien. C’est quand même bien agréable!  C’est d’autant plus agréable que le coût de l’action est raisonnable:  dans l’action, il y a une notion qui est les théories de l’action et l’efficacité de l’action (on en a déjà parlé), mais il y a une autre idée, qui est l’engagement, le degré de sacrifice ou d’engagement. J’aime bien chez Boltanski et Thevenot l’idée que, en contrepartie de l’”état de grand” de quelqu’un qui a agi, il a eu une formule d’investissement et un sacrifice. Or là, le sacrifice, j’ai un peu de mal à voir. Quand on explique que des lycéens vont sécher quatre demi-journées de classe, est-ce que c’est vraiment un sacrifice terrible? Comment dire… j’ai un peu de mal à adhérer! Et s’agissant d’adultes qui viennent manifester pendant le week-end, en gros, ça consiste à crier pour que les autres fassent quelque chose, j’ai un peu de mal à considérer ça comme un sacrifice, ou un investissement qui serait particulièrement remarquable. 

Il y a quand même, malgré ça, un sentiment de supériorité morale humaniste, c’est-à-dire : “nous, on porte l’espoir, nous, on pense que ça va marcher, et donc, il faut vraiment arrêter avec les cyniques, les gens qui disent qu’on ne peut rien faire”, etc., il y a aussi cette dimension de dire: “nous, on est des gens positifs qui construisons l’avenir, les autres, c’est juste des gens qui bloquent”. Il y a un internaute qui a réagi au post sur Aurélien Barrau de manière très intéressante, en disant : “vous nous confrontez à des problèmes, des tensions, des conflits extrêmement douloureux, mais moi je préfère rester dans une vision humaniste, qui nous ouvre la perspective qu’on puisse tout résoudre et vivre bien”, oui, pour moi c’est le choix du confort.

[45:47] Reste alors la question, dans ce confort, de ce qui est jusque là dans une dimension du confort, mais qui n’est pas une dimension morale. C’est simplement “j’ai été plus lucide, plus engagé, plus machin”, etc.  Et, il y a aussi un énorme confort moral, et ça, ça renvoie à un contexte culturel un plus large, qui est dominé par la figure de l’intellectuel engagé, tel qu’elle a été posée par Jean-Paul Sartre, il y a cinquante ans: cet intellectuel, c’est quelqu’un qui est conscient et indépendant, là où les autres sont finalement aveuglés par le système. Ce quelqu’un se pose comme lucide face au système, mais en s’exprimant avec une modération qui lui permet quand même de ne pas aller en prison, et finalement de mener une bonne vie, de monter ses pièces de théâtre, d’aller à la manif pour le climat, d’acheter bio, de rouler à vélo, de faire son compost… de faire tout ce qui lui plaît. Donc, je mène une bonne vie, mais j’ai une supériorité morale parce que je suis engagé et lucide, donc je suis cette figure de l’intellectuel engagé.

Alors, déjà il y avait beaucoup à dire sur l’intellectuel engagé à l’époque de Jean-Paul Sartre, et se demander si cet engagement cool, qui ne dérange pas ton style de vie tout en te donnant une supériorité morale, est vraiment quelque chose d’aussi admirable qu’il n’y paraît… Mais, dans le contexte contemporain, ça devient pratiquement dérisoire, puisque, là, on ne parle pas de gens qui s’opposent au système, et ne on parle pas d’intellectuels qui ont renversé l’analyse des choses. On parle d’un discours convenu, qui est récité, à peu près dans les mêmes termes, par à peu près tout le monde: les différentes pétitions, elles ont toutes le même texte à trois virgules près, Aurélien Barrau dit exactement la même chose que la lycéenne suédoise de quinze ans. Il n’y a pas non plus de confrontations au système, puisque les uns et les autres sont accueillis à bras ouverts, la lycéenne suédoise est invitée à Davos, elle est invitée dans les forums de l’ONU, dans les enceintes du pouvoir, dans les médias et des conférences TEDx. Donc cette fois-ci, on a l’intellectuel engagé qui est d’emblée l’invité bienvenu du système, du pouvoir. Il n’y a pas vraiment de confrontations ou d’alerte, puisque c’est la tête du système médiatique et politique qui elle-même tient le discours d’alerte, et accueille gentiment les gens qui le tiennent depuis le point de vue de la société civile.

Donc en fait, ce catastrophisme bloqué, c’est un phénomène spécifique au changement climatique et l’environnement, et il s’inscrit dans un contexte culturel et médiatique plus large finalement, où prévaut une institutionnalisation cool de la dénonciation, que tout le monde partage (y compris le pouvoir), d’autocensure des oppositions pluralistes des points de vue, c’est-à-dire toute personne qui ne partage pas ce point de vue là est inaudible, tout simplement, donc n’est pas invitée, ou est diabolisée. 

Du coup, on est aussi dans un cadre qui, par rapport à la réflexion lucide sur les stratégies réalistes de changement, privilégie de manière complètement déséquilibrée les grands principes et les visions en noir et blanc du genre “zéro émission”, “il faut que”, etc., les actions emblématiques plutôt que les actions efficaces, et un traitement émotionnel: “quel scandale!”, “pourquoi ça bloque!”, “qu’est-ce qui se passe!”, etc. On est dans ce contexte, qui privilégie cet aspect-là, par rapport à la discussion sérieuse des possibilités, des coûts de l’action réelle et de ses conséquences, mais sachant que, dans ce domaine, je considère que ça a des conséquences graves, et qu’il est absolument fondamental maintenant de dépasser cet alarmisme bloquant, qui n’est pas du tout un phénomène sympathique et productif, mais, pour moi, le point de rencontre des impasses dans lesquelles on est arrivé sur le dossier.

Discussion et approfondissement

[50:07]  Clément Feger
Merci beaucoup Laurent pour pour tous ces éléments et cet exposé très intéressant. Alors, en t’écoutant, il y a plusieurs questions qui me sont venues à l’esprit, et je vais les poser un peu à rebours de ton exposé. 
La première c’est pour revenir sur cette idée que ceux qui s’impliqueraient de manière forte ou moins forte dans ces mouvements et dans ces manifestations qui relèvent de l’alarmisme bloquant trouveraient essentiellement dans cette implication la satisfaction du confort et la facilité du confort et que ça rend leur implication plus simple et ça empêche le fait d’aller chercher à aller plus loin notamment dans l’action ou dans la réflexion.
Alors, peut-être proposer une inflexion par rapport à ça et avoir ta réaction là-dessus. Est-ce que c’est simplement du confort ? Moi j’ai l’impression qu’il y a quand même beaucoup de gens qui en fait commencent à découvrir avec stupeur et avec angoisse la réalité du réchauffement climatique qui n’est plus un lointain cauchemar, mais un cauchemar très actuel, qui est un état de fait, qui commence déjà à modifier très profondément nos modes de vie, la manière dont on peut se projeter dans l’avenir, et cette capacité à se projeter vers l’avenir sur une axiologie de progrès est au cœur des démocraties qu’on a construites depuis depuis 200 ans. Donc cette angoisse-là est très profonde, cette stupeur-là aussi. Et puis il y a aussi peut-être un besoin de se retrouver en fait, de faire, de chercher à faire des nouveaux collectifs en partageant cette stupeur. Et en fait, au-delà de l’envie de partager cette stupeur qui ne suffit pas non plus et qui n’est absolument pas une réponse, parfois je pense qu’on peut y lire aussi un appel, enfin plutôt que d’être quelque chose de l’ordre de la supériorité morale, il peut aussi peut-être y avoir quelque chose de l’ordre de la modestie et un appel à ceux qui sont spécialistes et ceux qui sont pour l’essentiel responsables, et ceux qui ont du pouvoir et du capital, etc. De s’impliquer dans la lutte pour le réchauffement climatique, donc aussi peut-être une invitation ou une envie de sortir de l’éthique des petits gestes que le développement durable nous vend depuis plus de vingt-cinq ans qui consiste à dire “il suffit que vous preniez des douches moins longues et que vous triiez vos déchets” pour que ça agisse sur l’environnement sans qu’on sache bien, tout en sachant, et tout le monde se rend compte, que ce n’est pas du tout à la bonne échelle. Donc moi parfois je lis quand même aussi dans ces mouvements une angoisse de ne pas savoir quoi et comment faire par nous-mêmes, sauf ces petits gestes dont on sait maintenant qu’ils ne sont plus du tout à l’échelle des problèmes et qui ne sont pas à la hauteur et donc quelque part un appel à ceux qui sont spécialistes, ceux qui ont du pouvoir et du capital de prendre leurs responsabilités par rapport à ça. Donc il y a certainement dans certaines prises de parole et dans certaines revendications ce plaisir bien pensant de se retrouver ensemble dans une bonne cause et de se créer d’ailleurs de la gloire personnelle là-dessus, etc. Mais je ne suis pas sûr qu’il n’y ait que ça quand même, que ça se réduit à ça et du coup cette question de comment les aider aussi à sortir de l’éthique des petits gestes et à trouver des solutions à la hauteur?

[53:59] Laurent Mermet 
Ok. Effectivement j’ai présenté les choses sous un angle un peu particulier.  Pour le premier point, je ne veux pas dire que la recherche de confort est le but de leur mobilisation.  En fait, c’est un bénéfice secondaire, c’est-à-dire qu’ils se mobilisent pour des raisons que tu as éloquemment décrites (l’angoisse face au problème, etc.). Simplement cette mobilisation, elle a des bénéfices secondaires de confort, plus que de sacrifices dans l’engagement ou de formules d’investissement particulièrement lourdes. Donc ça nuance à peu mon propos, à juste titre.

Clément Feger
Je veux dire aussi c’est que le problème c’est qu’il y a une forme de désarroi par rapport aux formes d’engagement qui peuvent être prise et qui pourrait avoir de l’efficacité.

Laurent Mermet
J’entends bien. Mais le problème qui se passe, c’est que le fait de poser d’emblée le truc comme “on ne fait rien” est à l’opposé de ce qui serait “qu’est ce qu’on peut faire?”.
Or, justement, il y a tout un autre volet de gens qui sont préoccupés par le changement climatique, qui sont dans “qu’est ce qu’on peut faire?” et qui choisissent une voie ou l’autre d’investissements directs. Et là, on est sur quelque chose de différent comme mode d’action.
Par ailleurs ça n’empêche pas que, parmi ceux qui manifestent, il y a sûrement des gens qui s’engagent eux aussi. Donc mon but n’est pas du tout de dévaloriser ou de jeter l’opprobre sur ceux qui manifestent de cette manière là.

Un des points clés, c’est qu’en fait, cette expression d’angoisse, de stupeur et d’affirmation de la prise en compte du problème, elle relève clairement de l’acteur minoritaire de changement. C’est-à-dire des gens qui disent “nous, en tout cas, cette cause-là, pour nous, elle est fondamentale”. Donc dans le fameux “l’Affaire du siècle”, qu’on n’a pas évoqué (le fameux procès, on fait deux millions de pétitions, ça permet de se compter…). Et bien, deux millions, c’est un groupe minoritaire. C’est un groupe minoritaire, pour qui ce problème d’intérêt général est d’importance majeure. Mais du coup, la nécessité de clarifier: est-ce que c’est:  “nous sommes un acteur minoritaire de changement sur un problème qu’on considère fondamental”, ou bien est-ce que c’est: “le problème du siècle qui l’emporte sur tout ce que les États doivent traiter en priorité” ? 

Cette clarification devient absolument nécessaire, parce que la dynamique lancée, c’est bien une dynamique de mobilisation collective de groupes de pression. Mais dans ce cas-là,  il faut qu’elle assume l’existence des autres groupes de pression, le côté pluraliste, etc. qui est précisément en déficit dans le discours et dans la pratique, notamment avec l’idée ”il faut gueuler plus fort jusqu’à ce que tout le monde pense la même chose que nous”. Donc ça pointe cet aspect-là. 

[57:05] L’autre aspect que tu soulignes c’est “peut-être que c’est un appel aux spécialistes ou à ceux qui ont accès au capital”. Je vais venir d’abord sur les spécialistes. Ce qui me frappe quand même c’est qu’il n’y a pas beaucoup de diligence pour comprendre ce que disent des spécialistes, notamment sur les structures de base de notre système énergétique. Je prends un exemple qui est la confusion autour du nucléaire. Le nucléaire n’est absolument pas nuisible pour le climat, mais le débat est posé dans des conditions tellement floues que 72% des français pensent que le nucléaire nuit au climat. Quand on y réfléchit, et je partage les positions de Jean-Marc Jancovici sur le nucléaire, on s’aperçoit que l’échelle de temps n’est pas la même. Sortir du nucléaire, il faut un siècle, pour régler les questions de déchets, etc. et donc ça n’a pas de sens de mettre tous les efforts pour sortir du nucléaire, tout en racontant en même temps que la priorité c’est de lutter contre le changement climatique, tout en essayant que la société ne s’effondre pas par ailleurs pour des causes économiques ou autre. Donc, le fait de s’accrocher à des aspects emblématiques, à des marqueurs, ne marque pas du tout, ce fait de considérer que ce qui est fait jusqu’ici ce n’est rien, également, ne marque pas du tout cette recherche des spécialistes. 

[58:34] Sur ce point-là, pour moi c’est assez clair, il y a un vrai problème qui est lié à l’absence de clarté de la théorie d’action de l’alarmisme bloquant. J’ai moins de réactions directes sur les gens qui ont le pouvoir et le capital. Alors sur le pouvoir, c’est vrai que le discours consiste à dire “ils pourraient, mais ne le font pas”, mais ce discours, c’est une des illusions d’optique de l’acteur minoritaire de changement, c’est de croire que le haut du pouvoir ( le président de la République, ou l’ONU, etc.), puisqu’il est en haut, peut donner priorité absolue à une cause. Mais c’est une confusion complète, parce que le rôle du pouvoir, c’est d’équilibrer les pressions entre les gens qui défendent les différentes causes d’intérêt général ; donc, attendre que l’intégrateur et l’arbitre, qui sont au sommet du système, te donnent cent et aux autres zéro, il y a quelque chose là-dedans qui est une négation complète de la réalité de l’acteur minoritaire de changement. C’est un des éléments de non-clarté, c’est-à-dire que ceux dont on pense qu’ils pourraient, ne veulent pas, tout simplement parce que c’est pas leur job ! Leur job, c’est d’articuler au mieux les différentes contraintes. Et d’essayer de faire en sorte qu’on tombe pas dans l’effondrement économique, tel de Charybde en Scylla, pour tomber dans l’effondrement économique en fuyant ceci en fuyant cela. C’est une vraie erreur d’analyse sur la situation d’action ; dans nos travaux ça renvoie évidemment à la question de l’acteur environnement, de l’acteur régulateur, et de l’acteur sectoriel. Il y a une confusion totale à imaginer que l’acteur régulateur puisse devenir l’arbitre qui donne d’emblée la victoire à une équipe dans le cadre du pluralisme.

[1:00:39] Ceux qui ont le capital pour faire changer les choses, là on retombe dans le défaut du refus d’aller regarder dans le détail, l’action efficace, c’est-à-dire qu’on dit : “il faut que vous fassiez l’effort”, mais quel effort en fait? C’est-à-dire : quels sont les efforts pertinents? Est-ce que c’est juste une question de claquer du pognon pour mettre des éoliennes en mer? (qu’on n’arrivera pas à gérer ensuite et qui, du point de la durabilité, c’est un peu n’importe quoi), ou est-ce que la question, c’est d’engager un vrai dialogue avec ceux qui ont les moyens? Là encore, l’optique qui est prise me pose problème, parce que, on n’en a pas parlé, on est dans une théorie des lobbys qui, d’emblée, attribue à ceux qui ont le capital des intentions maléfiques de ne pas faire. On n’entre pas dans une discussion sur : “qu’est ce qu’on peut faire de plus pertinent avec le capital?”, mais dans une discussion sur : “vous êtes des salauds parce que vous avez le capital et donc il faut que vous crachiez au bassinet”, alors, on ne sait pas si c’est au bassinet de l’État, ou comment ça se passe, puisque le modèle d’action est flou. Donc c’est vrai, il y aurait tous ces éléments-là, mais pour que ces éléments-là se déclenchent il va falloir un sérieux réexamen en fait, de la théorie de l’action, et de la manière d’analyser les choses.

Pour finir, oui, je partage la nuance que tu proposes: on n’est pas devant des gens qui cherchent le confort, on est devant des gens qui, pour des raisons diverses, se retrouvent enlisés dans une situation bloquante et bloquée, qui n’est pas inconfortable. Voilà, c’est plutôt ça que comme ça qu’on pourra dire les choses.

[1:02:26] Clément Feger
Alors toutes les questions qui me restent sont dans le prolongement direct de ce que tu viens de dire. L’autre chose qui m’est venue à l’esprit en t’écoutant c’est que l’alarme, elle est effectivement beaucoup sur le problème (qui du coup n’est pas un problème, mais un syndrome), si on te suit, du changement climatique. Mais moi, quand je discute avec des amis ou quand j’entends ce qu’il se dit dans les manifestations, j’ai l’impression qu’il y a aussi une tentative d’alarme justement sur les solutions alternatives. C’est-à-dire qu’on entend beaucoup cette idée que “mais oui, mais toutes les solutions sont là, il suffit de les mettre en place. Il y a des petites solutions sur comment mieux faire de l’économie circulaire, il y a tout le mouvement de désinvestissement dans les énergies carbonées, il y a tout un tas de petites solutions qui viennent de la société civile, qui viennent de petites entreprises d’économie sociale et solidaire ou d’entreprises plus classiques, etc.”

Et donc il y a aussi toute une partie du discours qui s’exprime depuis un certain temps, qui relève aussi de cette idée: “mais ce n’est pas possible! vous êtes sourds au fait qu’il existe plein de gens qui expérimentent plein de choses! et ce qu’on vous demande c’est de faire pression enfin en tout cas de débloquer les moyens pour que ça se fasse”. 

Alors ça m’amène à questionner ce que tu disais aussi sur l’utilisation des paradigmes d’actions collectives, en disant qu’il y en avait trois principalement qui se retrouvaient dans ces manifestations:

  • Le gouvernement, c’est-à-dire qu’on attend des solutions qui viennent de l’état et qui sont de nature régulatoire, d’incitations économiques, etc., ou autoritaire (on entend ça de plus en plus aussi) , 
  • du paradigme de l’action minoritaire de changement, c’est-à-dire il s’agit de faire pression pour faire du changement, de faire pression par ailleurs aussi peut-être sur le ministère de l’environnement qui peut ne pas être inutile 
  • et puis le paradigme de la révolution qui consiste à dire de toute façon effectivement “les salauds ce sont ceux qui ont le capital ils sont tous ils font tous partie du même système et ce sont les entreprises qui devraient faire plus d’engagements volontaires, etc.” Ça moi c’est vraiment quelque chose que j’entends beaucoup aussi.

Mais est ce qu’il n’y aurait pas aussi dans ce mouvement quand même le “dropout and seed”, c’est-à-dire une certaine forme de soutien à ces petites solutions d’autonomie ou ces solutions un peu en dehors du système, qui pourraient à terme contribuer à le changer, et effectivement dans cette espèce d’hybridation de trois ou quatre théories d’action qui ont des contradictions entre elles. Moi, ce que j’entends beaucoup aussi c’est une espèce d’appel à l’aide, justement d’essayer de clarifier la situation.

[1:05:40] Laurent Mermet
Alors, sur ce point là, dans les exemples que tu as donnés, je ne parlerai pas de “petites solutions” ou de “dropout and seed”, mais de solutions moyennes. Je prends un exemple qui m’a vraiment frappé, et qui porte plus sur la biodiversité que sur le changement climatique (ce sur quoi je suis très sensible). C’est une start-up française, qui a mis au point un système pour fabriquer de la bouffe pour animaux avec les insectes. On élève des insectes sur des déchets, et les protéines de ces insectes sont transformées en pâtée pour chiens et pour chats. Cette start-up, elle fonctionne à grande échelle, elle capitalise beaucoup, elle a des usines et elle est en développement très rapide. Et  effectivement, c’est des milliers ou des millions de tonnes d’aliments pour animaux qui sont produits à partir de déchets, et pas à partir de farines de poissons pêchés dans la mer qui viendraient se soustraire des écosystèmes. 

De la même manière, les autres initiatives que tu as mentionnées sont à échelle moyenne. On n’est pas là pour une solution qui sauve le truc, mais pour améliorer, intégrer, diminuer la part carbonée, etc. Donc il est évident que ces solutions c’est absolument essentiel. 

Mais le problème, c’est que la massification et l’urgence privilégient les grosses solutions, c’est-à-dire la grosse batterie des méga financements publics, du rouleau compresseur, qui oblige à accepter les éoliennes (sans discussion sur leurs impacts environnementaux), à accepter les usines brûleuses de forêts (sans discuter des impacts environnementaux), et donc, quelque part, la massification et la prise en bloc du discours sont dans le caractère bloquant. Pour que ce soit pas bloquant, il faut pousser moins fort, mais plus finement, pour débloquer. Au fond, il s’agit pas d’enfoncer des portes, mais de défaire des nœuds. Il y a effectivement, parmi les gens qui sont sur le climat, heureusement, plein de gens qui sont sensibles à ces alternatives. Mais le fait de la massification ne sert pas forcément ça, parce qu’au-dessus d’un certain niveau sonore, on n’entend plus. Ça n’est plus qu’une énorme clameur qui ouvre la porte à tout faire, n’importe quoi, mais vite. Donc effectivement je n’essaie pas de dire que les gens qui participent à ça n’ont pas conscience des alternatives, mais que la dynamique d’action dans laquelle ils sont pris ne favorise pas forcément ça. 

De la même manière, la question de débloquer les moyens, elle doit être prise avec nuance, parce que débloquer les moyens, si ça veut dire mettre à disposition en masse des fonds publics, on retombe dans tous les obstacles. Parce que les fonds publics, ils ne terminent pas dans des projets qui les méritent du point de vue de l’efficacité, ils terminent dans les mains de ceux qui ont les moyens de s’approprier les subventions et les fonds publics, à travers les mécanismes d’influence, d’appels d’offres, de machin, etc., et donc ceux qui mettent en place les solutions contre-productives ont toutes leurs chances dans ce cadre-là. Et pour moi les obstacles au développement des solutions moyennes dont tu as parlé, qui effectivement sont un élément majeur pour avancer, ces obstacles sont essentiellement d’ordres organisationnels, institutionnels, etc.

[1:09:30] Je donne un exemple : on va comparer l’isolation des logements et le programme éolien terrestre qui, tous les deux, prétendent être bons pour le changement climatique. L’isolation des logements, c’est une opération qui augmente le confort des personnes, et leur qualité de vie, qui diminue la pression économique sur eux et des dépenses, et qui est extrêmement efficace du point de vue du bilan climatique. 

Les éoliennes, c’est des programmes qui dégradent les conditions de vie des riverains, qui détruisent beaucoup de biodiversité, les paysages, des aménités environnementales qui ont une grande valeur, dont la contribution à lutter contre le changement climatique est plus que douteuse vue la structure du système énergétique français… 

Alors, pourquoi on est à fond sur le programme éolien et on bute sur l’isolation des maisons? C’est parce qu’avec le programme éolien, on peut faire de grands programmes de financement public, que toutes les grandes entreprises d’énergie s’y retrouvent: EDF, Bouygues, etc., et que c’est des opportunités pour de gros entrepreneurs, ou des entrepreneurs moyens-gros, qui vont se faire une fortune d’un million sur un champ d’éoliennes pour les plus petits, etc..

Alors que pour l’isolation des logements c’est tous les métiers de l’artisanat du logement qui sont concernés, des entreprises d’une personne, dix personnes, etc., c’est quelque chose qui ne peut pas être massifié parce que chaque logement a un statut séparé (si on met à part les HLM). L’effort à faire et les manières organisationnelles pour relocaliser, pour soutenir les petits acteurs plutôt que les gros, pour faire des choses qui s’intègrent dans le tissu économique environnemental et social d’une manière positive.  Ça permet de préciser ce que je veux dire, par le fait que la massification et le degré de stridence encouragent les solutions perverses, plutôt que des solutions qui demandent de défaire et de refaire des nœuds organisationnels à d’autres échelles

[1:11:40] De la même manière, les usines brûleuses de forêt, pourquoi elles se développent ? Parce qu’on veut des gros programmes très visibles, avec de gros quotas quantitatifs, donc on va faire appel à de grosses entreprises qui vont mettre en place un rouleau compresseur. L’alternative, c’est de relancer le bois de chauffage local. Les campagnes sont pleines de chômeurs qui pourraient gagner de l’argent, en coupant de manière durable et locale dans des circuits courts, pour favoriser l’emploi local du bois. Là, on serait dans quelque chose de complètement différent, de beaucoup plus résilient qui n’échapperait pas aux populations rurales, qui voient arriver des bulldozers venus de l’extérieur, qui rasent les forêts pour aller les brûler à Gardanne. Donc là, le problème du soutien, c’est que ce soutien, il doit être fin, éclairé par un regard acéré sur qu’est-ce qui est efficace, et quelle est l’articulation entre des solutions efficaces pour le climat, mais qui sont en même temps positives pour les habitants et leur qualité de vie et pour l’environnement.

[1:12:44] Clément Feger
Et sur des dossiers spécifiques et bien identifiés

Laurent Mermet
Sur des dossiers bien identifiés.  Là effectivement ça permet de préciser un peu, d’affiner le trait sur ce que je voulais dire par les risques de solutions contre-productives, et le non-intérêt d’être flou sur les voies d’actions concrètes.

Clément Feger
En fait, ça revient quelque part à dire, à accepter le fait qu’il n’y aura pas de grand soir écologique d’une certaine manière et à arriver comme Donna Haraway le dit dans “Staying with the trouble” et à vivre avec cette angoisse-là, c’est-à-dire que l’état de fait du réchauffement climatique et ses effets biophysiques et d’inflexion sur nos modes de vie, etc., eh bien il faut accepter aussi qu’il y a une part d’angoisse avec laquelle on va devoir vivre, et que cette part d’angoisse (et c’est là qu’est toute la difficulté), ne doit pas nous nous empêcher de penser qu’il n’y a rien à faire, mais qu’il faut pousser sur des dossiers précis, là où il y a des points d’inflexion possibles ou des nœuds à défaire. Je pense à la complexité par exemple, qui touche au cœur des articulations à faire dans la finesse des tissus qui composent nos modes de vie. Mais le problème c’est qu’effectivement l’angoisse est telle, le sentiment d’inutilité individuelle face à l’échelle du problème est tel, que cette acceptation quasiment spirituelle de l’angoisse et de notre incapacité à agir dessus, et de tout ce qui va venir avec, rend les choses très compliquées, et c’est peut-être aussi une forme d’explication de l’ envie de crier ensemble, de vouloir un changement du système. 

Parce qu’au final, c’est quand même un changement du système qui est attendu. Toute la question c’est comment est ce qu’on accepte l’idée que ce changement du système ne pourra – ça revient au débat sur les petits pas – ne pourra se faire que par des gens qui poussent sur des dossiers précis, sur des rouages bien identifiés du système, qu’il s’agit de modifier en articulation avec ceux qui le tiennent. Et effectivement, du coup ça repose de l’autre côté la question de l’urgence, c’est à dire est-ce qu’on a vraiment le temps pour ça?

[1:15:21] Laurent Mermet
D’abord je suis tout à fait d’accord avec la manière dont tu caractérises le problème, le “staying with the trouble” c’est-à-dire qu’il n’y aura pas de grand soir. Il n’y a pas une solution au problème. En revanche il y a énormément de choses à faire pour mieux vivre avec le problème, et puisqu’on est dans une approche compositionniste, pour recomposer, renouer, dénouer, pour vivre bien avec le problème. Donc tu as raison aussi c’est-à-dire qu’on peut comprendre que la première réaction c’est “non! on ne veut rien de tout ça, on veut revenir comme avant”. Mais ce qu’il faut maintenant, il y a quand même urgence à prendre conscience que cette réaction première a quelque chose de régressif, et qui empêche d’avancer, qui bloque. 

On n’a pas encore parlé des collapsologues dans nos dialogues, je pense qu’il va falloir y venir, c’est très intéressant, parce que un des éléments clés de leur message, c’est “oui il faut accepter que c’est en route”. Donc cette acceptation est essentielle, et le refus d’accepter a des conséquences sur le refus de percevoir finement les aspects et les possibilités de recompositions, qui ont des conséquences graves. Donc l‘urgence, elle est plutôt dans le fait d’accepter et de se mettre au boulot dans un cadre réaliste, que de crier toujours plus fort pour le grand soir qui va résoudre le problème

C’est pour ça que je suis très investi pour dire faut arrêter, il faut arrêter avec cette histoire de catastrophisme bloquant, même si on peut comprendre la réaction globale. Il faut dire que, là encore, ça s’inscrit dans un contexte culturel qui voit les choses en noir et blanc, de manière complètement inappropriée. C’est-à-dire que tant qu’un problème n’est pas entièrement résolu, c’est un drame qui nécessite qu’on mette tout sur ce problème. Donc c’est le zéro déchet, le zéro machin, l’économie complètement circulaire:  il y a une sorte de tropisme vers les solutions totales qui encourage à cette “non-maturation” du débat. 

Pour moi, effectivement,  l’urgence elle est dans la prise de conscience du caractère globalement émergent du phénomène, et en partie inéluctable, sur l’importance d’identifier ce qu’on peut faire qui a un sens et qui est efficace, et surtout qui renoue des synergies, plutôt que de faire des sacrifices qui augmentent encore l’hétéronomie du système, les conflits et le malheur des gens au bout du compte.  Donc oui je pense que l’on converge bien sur la même lecture là, je ne sais pas ce que tu en penses.

[1:18:11] Clément Feger
En fait, dans la composition des trois paradigmes qu’on retrouve dans les manifestations et dans ce mouvement, en fait ça pourrait se résumer de la manière suivante : il faut faire ces manifestations, et il faut faire pression aussi via l’affaire du siècle, etc. sur l’État parce que l’on considère qu’en fait la seule manière de changer les choses, c’est que l’État mette en place des nouvelles formes d’incitations et de désincitations et de régulations, pour faire pression sur les vrais responsables, que sont les entreprises (qui doivent être appelées à la responsabilité). Les entreprises pourquoi ? Parce qu’elles sont au cœur du système de production, qui est lui-même responsable des modes de vie et des modes de développement, qui sont responsables du réchauffement climatique. Et donc, pour être à la bonne échelle l’idée implicite derrière tout ce mouvement, ce serait de dire: “eh ben voilà, on va mettre la pression sur l’État pour qu’enfin il écoute les petites solutions économiques alternatives de recomposition du système de production qui sont en gestation dans la société depuis un certain temps, qu’il favorise celles-là plutôt que de favoriser les logiques du grand capital, dont l’histoire est intrinsèquement liée à l’histoire des énergies fossiles”, et que donc c’est ça qui va amener le changement de modèle de production et de mode de vie qui aboutira à la bonne, comment dire, à la recomposition de nos modes de vie en préservant donc des conditions de confort social et de nos modes de vie, et les conditions climatiques qui nous permettront de survivre”. C’est aussi ça que je trouve qu’on entend dans le mouvement. Peut-être que je reviens un peu sur des choses auxquelles tu as déjà répondu…  sur cette idée de systèmes de production.

[1:20:17] Laurent Mermet
Ce que je vois là, c’est qu’en fait, la massification de la pression, et notamment cette question de faire à l’échelle, biaise sur les grosses solutions, qui vont produire du gros quantitatif, dans un délai raisonnable. Et du coup, de fait, sur les gros acteurs. C’est vraiment un des reproches que je fais à la dimension massification qui est un des aspects de ce catastrophisme bloquant. On peut pas demander à l’État de faire des choses massives, hyper visibles, vite et en bloc, et de faire ça en retricotant des mini organisations qui ont des coûts de transaction pas possibles, qui prennent du temps, qui sont peu visibles et dont l’effet se fait sentir à terme. Donc pour moi il y a une contradiction dans cette attente, qui est une des causes majeures d’effets pervers de ce système. 

Le deuxième point, c’est ce qui concerne les entreprises. Pourquoi faudrait-il passer par l’État pour faire pression sur les entreprises, nécessairement? Parce que moi, quand je regarde des entreprises, je vois deux choses de nature différente:  la première c’est qu’elles ne sont pas restées les deux pieds dans le même sabot, à attendre sans rien faire, pour voir ce qui allait se passer! Elles sont relativement réactives, notamment les plus grandes. Les pétroliers par exemple, ils n’ont pas attendu pour dire “on va diversifier nos investissements énergétiques”. Je ne sais plus quelle grande compagnie pétrolière a annoncé [Total] qu’elle allait devenir un leader mondial de l’électricité, puisqu’elle va transitionner, au moins en partie, du pétrole à l’électricité.

[1:22:11]  Clément Feger
Elles n’ont pas attendu non plus pour investir dans de grandes campagnes de lobbying, qui ont retardé, pas la prise de conscience, mais en tout cas le processus de transformation.

Laurent Mermet
Mais aujourd’hui est-ce qu’on en est là encore? Ce n’est pas sûr. Et le deuxième volet, il est très important, c’est que les entreprises ne sont pas des acteurs autonomes. Les entreprises sont mandatées par les clients pour obtenir les produits. Donc quelqu’un qui fait son plein pour aller à la manif, il est actionnaire de Total. Il n’est pas actionnaire au sens détenteur du capital, mais il est un mandant de Total. C’est à dire qu’il donne mission à Total d’aller lui récupérer de l’essence, à un prix qui convient, pour mettre dans sa bagnole. 

Clément Feger
Son drame : est-ce qu’il a le choix ?

[1:22:57] Laurent Mermet
Ben oui, il a le choix, il peut ne pas prendre de bagnole. Et donc, pour moi, une des impasses de la pensée, et notamment du petit volet “anti révolutionnaire” (entre guillemets) de ces mouvements actuels, c’est que les entreprises sont responsables, mais pas les clients, qui en réalité sont ces entreprises. Si personne n’allait faire les courses chez Carrefour et tout le monde allait à l’épicier du coin, Carrefour n’aurait aucun impact sur l’environnement.

Clément Feger
Sauf qu’il y a dans ces mouvements aussi une tentative en même temps que d’encourager des solutions en gestation dans la société civile, une transformation des modes de consommation et il y a une collusion des combats : entre le combat climatique, le combat du véganisme, des choses comme ça, et du pour le bio, etc.

Laurent Mermet
J’entends bien, mais je reviens sur l’aspect entreprise : si les entreprises font ce qu’elles font, c’est parce qu’elles sont mandatées par la majorité des gens pour leur obtenir les produits qu’ils veulent : des avocats venus du Mexique, de l’essence, etc. Et donc, le fait dans cet ensemble interdépendant de faire une coupure artificielle entre les entreprises qui sont peuplées de salauds, et les gens qui leur donnent de l’argent pour faire ce qu’elles font, qui sont d’innocents consommateurs, qui n’ont pas de plan B et d’alternatives, cette manière-là de voir les choses pose un énorme problème. En fait, c’est là que la notion des petits gestes est différente. Chacun avec son portefeuille de consommation détient un pouvoir absolument majeur sur les entreprises. Et si ce pouvoir n’est pas majeur, c’est que ceux qui s’en préoccupent vraiment sont minoritaires, parce qu’ils ont arbitré autrement!  Et donc on revient sur la question de l’acteur minoritaire de changement.

Il y a un vrai besoin de lucidité sur le rapport intime entre les comportements de consommation et la logique des entreprises. Les deux sont tout sauf indépendants, et les entreprises n’ont pas les moyens par elles-mêmes de changer les modes de consommation. Elles peuvent faire des propositions, elles peuvent être réactives, ou au contraire résistantes (on ne va pas nier qu’elles peuvent être aussi résistantes), mais on n’est absolument pas dans cette espèce de caricature de la grosse entreprise cynique, etc.. et du consommateur qui est prisonnier.

[1:25:27] Clément Feger
Mais en tout cas s’il y a un endroit où peut-être cette massification de la question environnementale climatique peut prendre son sens, c’est dans le fait de convaincre de plus en plus de pairs, consommateurs, parce que c’est ça qui peut faire changer, donc ça, ça s’entend peut-être aussi dans le mouvement…

Laurent Mermet
Pas tel que le mouvement s’articule aujourd’hui!  Oui, il y a d’autres mouvements qui eux vont dans ce sens là, mais pas celui du tirage d’alarme. Justement, on est dans d’autres choses très différentes, à mon avis, beaucoup plus constructives… en tout cas qui ne posent pas les mêmes difficultés. 

Et puis, dans tes remarques je voulais revenir sur une notion: ça ne m’avait pas frappé, mais dans le discours de Hulot, il utilise tout le temps l’expression que tu as rappelée, des “petits pas”. Or cette expression est perverse , parce qu’elle fait supposer que, opposé au petit pas, il y a le pas décisif, et le pas décisif c’est le grand soir. Et donc quelque part, il y a un modèle conceptuel qui est caché derrière cette notion de “petit pas”, qui est extrêmement toxique. C’est soit “le pas décisif” (je franchis le pas), soit “des petits pas” (c’est-à-dire en fait je n’avance pas vraiment). Or, justement, la question de dénouer, d’agir à l’échelle moyenne, de choisir les lieux de recomposition, elle est complètement incompatible avec ce modèle, soit ce sont “des petits pas” (et on n’avance pas), soit il faut franchir LE pas. Donc il y a vraiment encore un concept, un cadavre conceptuel caché là, mais qui est très toxique pour la réflexion. 

[1:27:15] Clément Feger
Alors j’ai deux questions qui me restent. La première c’est simplement sur l’acteur minoritaire de changement, en particulier, par exemple, sur l’Affaire du siècle. Tu as dit tout à l’heure dans ton exposé qu’une des conséquences de ces manifestations, de cette amplification de la question, est de donner quand même un peu du vent dans les voiles du ministère de l’environnement…

Laurent Mermet
Oui ça renforce l’acteur minoritaire, c’est-à-dire que ce n’est pas, comme le discours le voudrait en partie, une sorte d’unanimisme sur un dossier partagé également par toute la société, mais c’est simplement bah on va… 

Clément Feger
Ça peut avoir des effets positifs et concrets qui relèvent de cette pression.

Laurent Mermet
Mais pour que ces effets positifs aient lieu, il faudrait être beaucoup plus clair sur le fait qu’on est effectivement dans une stratégie pluraliste…

Clément Feger
C’était ma deuxième question. Est ce que tu pourrais préciser cette notion de pluralisme, et la question, et du coup je la pose, et la manière par laquelle le pluralisme, justement, dans lequel on devrait être pour pouvoir faire ces détricotage et retricotage, créer de nouveaux plis, etc. dans lesquels on invente de nouvelles conditions d’existence, comment organiser ce débat pluraliste aujourd’hui et qu’est-ce qu’on peut faire pour le faire avancer, le faire exister de manière constructive en fait, ce débat pluraliste?

[1:28:48] Laurent Mermet
On a déjà eu cette discussion, c’est exactement la même question dans un podcast précédent, rassure-toi,  tu mettais la question du pluralisme sur “comment organiser le débat” et moi je suis très réticent à mettre la question essentiellement sur ce plan (comment organiser le débat). Parce que pour moi, ce qui bloque aujourd’hui, c’est la force du refus de pluralisme de beaucoup d’acteurs, qui se traduit par ce qu’on appelle la “pensée unique”, ou le “politiquement correct” ou d’autres choses. C’est-à-dire qu’il n’existe qu’un seul point de vue qui puisse être défendu en public sans être un objet de honte, d’opprobre, qualifié de nauséabond, de je ne sais quoi, etc.

En réalité, l’obstacle principal n’est pas du tout dans l’idée d’avoir des procédures pluralistes de discussion, il est dans le refus de pluralisme des acteurs, qui s’obnubilent chacun sur leur cause, et qui font d’une certaine manière, qui ignorent avec une certaine… je ne sais pas comment dire, ils sont butés quoi, ils ignorent l’existence d’autres causes qui sont très importantes. Je prends l’Affaire du siècle:  je n’ai pas étudié ça d’aussi près que ces discours d’alarme, mais, ok, on a un dossier où l’État doit avancer c’est le climat. Mais y en a plein d’autres!  Droit au logement, on pourrait dire : mais l’État n’a pas fait ce qu’il fallait, on a un droit au logement opposable et des gens devraient pouvoir être tous logés, ce n’est pas le cas, donc on va signer une pétition pour obliger l’état juridiquement à faire ça. Et puis, des gens qui sont sur la prise en charge du handicap, ils vont dire: mais l’État a pris un certain nombre d’engagements, ces engagements ne sont pas tenus, donc on va faire un procès. Donc en fait la logique profonde de cette Affaire du siècle, ce n’est pas l’Affaire du siècle, c’est UNE affaire.  Et si tout le monde joue le même jeu parmi les porteurs de bonnes causes et les acteurs minoritaires de changement, il a des millions de gens pour qui le climat c’est important, je suis convaincu que le droit au logement il y a des millions de gens pour qui c’est important, etc., on est simplement ramené au cas de figure précédent, c’est-à-dire des groupes de pression, qui mettent la pression. Donc il ne faut pas se raconter que c’est un dossier unique, il faut se dire que les autres vont faire la même chose, et qu’on est dans ce cadre-là. 

Donc pour moi la notion du pluralisme, c’est que, à un moment donné, l’espèce d’entonnoir anti-pluraliste d’une part des militants eux-mêmes qui sont obnubilés par leur cause et qui refusent mordicus de voir qu’il y a d’autres enjeux, tout aussi douloureux, importants et fondamentaux pour l’effondrement possible ou pour la vie possible des populations, et cet aveuglement est un problème absolument majeur, et deuxième problème, c’est que c’est encouragé par la seringue médiatique, qui rend de plus en plus limitée l’origine des opinions qui peuvent être vraiment exprimées dans un débat contradictoire, en disant “il y a des choses progressistes” et “des choses inaudibles”. Donc il y a une sorte de modèle-clef du progrès, c’est ce que je reprochais au bouquin de Latour sur “Où atterrir”, c’est-à-dire que, pour lui, il n’y a qu’une seule direction politique qui est envisageable, c’est le terrestre, tous les autres éléments de la carte sont peuplés de salauds ou d’imbéciles. 

Donc pour moi, l’enjeu n’est pas dans l’organisation des procédures de débat, mais dans le fait de casser le refus de pluralisme, qui est le fait des militants de plus en plus butés sur leur cause, et le fait d’enceintes médiatiques (notamment, mais aussi politique) qui acceptent de plus en plus que des militants qui gueulent fort empêchent la réalité d’expressions pluralistes, puisque tout le monde s’est habitué, par des mécanismes de diabolisation, d’associations diabolisantes, etc., à disqualifier les interlocuteurs, au lieu d’engager le débat avec eux, 

Et donc on n’est plus dans une vraie optique de libre expression et de débats contradictoires, mais dans une optique où tout le monde partage le même discours de dénonciation, mais à l’unisson, et pour moi l’obstacle principal il est là. Il n’est pas dans les procédures parce que les procédures elles existent, elles pourraient accueillir des débats contradictoires, c’est des manières progressives de faire et des stratégies de désamorçage du pluralisme, par des cadrages, des insinuations, des dévalorisations, des diabolisations, etc., qui petit à petit ont dévitalisé le pluralisme.

[1:33:41] Clément Feger
Donc pour clarifier, pour toi le problème n’est pas du tout que les gens qui crient fort crient fort parce qu’ils tiennent fort à leur cause, et que dans un modèle plus réaliste de pluralisme des préoccupations, ou dans des modèles de problèmes qui créent leur public, qui tiennent fort à leur cause et qui la portent, en se préoccupant d’abord de leur cause, mais en étant conscient qu’il va falloir qu’à un moment donné, les autres… enfin en fait ce que tu reproches c’est plus le fait de ne pas reconnaître les autres causes comme légitimes plutôt que de tenir fortement à sa propre cause et de la tenir jusqu’au bout. 

[1:34:25] Laurent Mermet 
Absolument, c’est-à-dire effectivement il faut tenir fort et jusqu’au bout à sa cause, mais il est vital de reconnaître ce que c’est une cause parmi d’autres, et qu’elle va rentrer dans un travail de composition.  Donc pluralisme et compositionnisme vont de pair. Or tout ce qui est l’optique de la massification, qui consiste à dire “tant que les autres ne sont pas alignés sur ce que je considère être le problème de la société c’est que c’est : des sourds, des cons”, ou que je ne crie pas assez fort, on est dans un refus de pluralisme. Les principaux responsables de ce refus de pluralisme, c’est 1/ les militants, 2/ les gens qui gèrent le débat dans une optique où ils acceptent les tactiques qui se sont mises en place, depuis trente ans, pour diminuer progressivement  l’expression des opinions qui divergent  avec le seul vecteur progressiste qui est acceptable, sur chaque dossier qu’on met en discussion. 

Pour moi c’est ça les obstacles clés au pluralisme, et donc la responsabilité première, elle tient aux militants eux-mêmes de reconnaître que c’est normal qu’ils soient accrochés et qu’ils défendent leur cause à fond, mais c’est normal qu’il y en ait d’autres, et, là encore, ça revient clarifier plus le modèle fondamental comme un modèle d’acteur minoritaire de changement, que comme un modèle “nous, on a raison pour toute la société, et il faut que les États mettent en numéro 1, à 100 %, le problème qui est le nôtre”, qui est une approche hautement régressive. Donc effectivement on boucle sur la manière dont j’ai posé la critique de l’alarmisme bloquant.

[1:36:02] Clément Feger
Et dernier point, simplement pour essayer de faire des liens aussi avec d’autres choses que tu as dites dans d’autres vidéos, c’est vrai que le fait que le modèle de la coordination, et le modèle de la gouvernance, soient en réalité peu présents dans la manière dont s’expriment aujourd’hui depuis quelques mois les choses sur les sujets environnementaux et climatiques, par rapport au fait que le modèle de gouvernance a été celui qui a été promu pendant vingt-cinq ans par une logique de développement durable (c’est-à-dire on se met tous autour de la table sous l’égide du gouvernement pour trouver des solutions gagnant-gagnant), ou que le paradigme de la coordination a été plutôt promu à l’échelle locale comme une des solutions possibles en disant “voilà, il faut qu’on s’organise à l’échelle des territoires, et puis tout le monde se parlant on trouvera des solutions” en tout cas ces deux choses-là, les gens ne semblent plus y croire.

Laurent Mermet
Tu mets le doigt sur un truc que je n’avais pas vu: en fait, ces deux paradigmes-là, ils sont particulièrement pluralistes, parce que la coordination dit “c’est aux acteurs, chacun, d’intervenir, de discuter, de machiner entre eux, etc.”,  donc c’est très pluraliste par rapport aux thèmes de l’État. De la même manière, la gouvernance, c’est vraiment une des formes d’organisation du pluralisme, au sens cette fois-ci de la structuration des débats pluralistes comme tu l’as abordée, et le fait de la dévaloriser,  tout ça c’est des sorties du pluralisme en fait. Et du coup ça ajoute encore une touche de précision au tableau. 

Épilogue – Compléments

[1:37:54] Laurent Mermet
Au moment de monter le podcast, quelques jours après l’avoir enregistré, je ressens le besoin de rajouter un épilogue, pour deux raisons.
D’une part, équilibrer un peu la note d’ambiance, dans la suite des nuances apportées par la discussion avec Clément. Et puis surtout, parce que, depuis quelques jours, il y a de nouveaux développements d’actualité, qui éclairent en retour la dynamique du mouvement et certains des éléments discutés dans le podcast. 

Alors, si je commence par la note d’ambiance, ce qui manquait un peu dans ma présentation du mouvement, c’était la dimension humaine, de joie, d’exubérance, de fêtes manifestant un petit peu, qui ressort des manifestations, de ce que les gens en retirent, quelque chose qui est de l’ordre du désir, et pas du catastrophisme. Il n’en reste pas moins, et c’est frappant, que du coup il y a un décalage énorme entre le discours d’alarme (“si on ne fait rien, on est foutu, etc.”), et cette ambiance qui renvoie plus une dimension de désir, du genre “nous le monde dont on a envie, c’est ceci, c’est cela”, et pas “attention, on va dans le mur, c’est épouvantable”. Donc il y a un vrai décalage entre la note d’ambiance, et un mouvement social qui exprime un désir très fort et porteur de beaucoup d’énergie politique, et le discours d’alarme lui-même, qui est en fait –  je maintiens mon point de vue là-dessus – en décalage par rapport à ça.
Toujours sur l’ambiance, bien sûr il y a le fait que ce podcast est sur la dimension critique de ce qui se passe. Mais il va être suivi par un autre, qui est en préparation, sur les alternatives, et donc ça bien sûr ça rééquilibrera tout à fait (sans enlever à la critique de l’alarmisme bloquant).

Le deuxième aspect, ce sont les développements d’actualité. Ce qui est tout à fait frappant quand on regarde les médias, cette semaine, c’est que, depuis quelques jours, la sphère politique et médiatique (mais en particulier politique) réagit de manière très forte et rapide (même s’il lui a fallu un peu de temps) à ce mouvement. Ça se traduit, notamment, par les mouvements autour des élections européennes, par le fait que des listes se mettent à intégrer des personnalités porteuses d’alternatives et de messages écologiques. Au-delà des candidats sur les listes, il y a aussi les inflexions dans les programmes, les intentions politiques, etc., qui sont très nets. On voit les différents responsables de partis changer carrément certaines de leurs priorités et leurs arbitrages, ou bien introduire dans leur programme des éléments écologiques qui jusqu’ici en étaient absents. Donc au total, la pression est utile. Encore une fois, je pense que cette utilité tient davantage à la dimension de désir de mobiliser, d’enthousiasme, de mobilisabilité si on peut dire, en ce sens que pour le système politique, c’est difficile de se dire “il y a trois ou quatre millions de personnes pour qui ce thème est un thème de mobilisation, qui ont envie qu’on fasse des choses, qui sont porteurs de désir ; là-dedans, je peux difficilement ignorer ça, si je veux être porteur d’une famille politique qui rassemble différentes composantes de la société”. 

Encore une fois, c’est à mon avis la dimension plus de mobilisation et d’enthousiasme, que celle du discours négatif, du contenu du discours de l’alarmisme bloquant, qui est ici utile.

Cette utilité, elle passe tout simplement par la dynamique, où l’État, le politique, les politiques publiques, entendant le message d’un groupe minoritaire (important certes, mais minoritaire comme les autres groupes de préoccupations d’intérêt général dans le pluralisme où on est) se mobilisent, et vont réexaminer la balance qu’ils font, les arbitrages qu’ils font, entre les différents intérêts et préoccupations, et dire ok, on va pousser le curseur différemment, davantage dans le sens de ces préoccupations écologistes, et on va infléchir les programmes, modifier la composition des équipes, etc.

Le point clé c’est que cette dynamique, elle n’est pas comme le discours de l’alarmisme bloquant, ambigu quant au modèle d’action dont il s’agit. On est, de manière parfaitement claire, dans le modèle d’action de l’acteur minoritaire de changement, c’est-à-dire un groupe qui porte un thème d’intérêt général, et qui va faire pression pour obtenir davantage d’arbitrages favorables face à d’autres groupes qui portent d’autres thèmes d’intérêt généraux. Et en termes de dynamique, on voit bien que les acteurs sont à l’aise là-dedans, c’est-à-dire que le système politique a tout à fait la capacité à digérer l’augmentation de pression, et de mobilisation enthousiaste sur un thème, et puis du coup à mettre sur la veilleuse, ou bien faire reculer même, d’autres revendications, intérêts, et mobilisations.  Comme je le disais dans le podcast, c’est son rôle, il est fait pour ça, et on voit d’ailleurs qu’effectivement les acteurs réagissent très bien dans ce rééquilibrage, dès lors qu’on prend ça comme ce jeu de tensions entre des minorités qui défendent des intérêts généraux.  

Du coup, c’est important de reconnaître qu’on est bien – dans les faits – dans cette dynamique d’acteurs minoritaires de changement. Alors, ce qui est amusant, c’est de voir que ça se traduit par des tensions nouvelles, entre ceux qui défendent le fait d’utiliser le rapport de force qui a été créé pour faire des avancées, négocier sur un certain nombre de points importants en matière d’environnement (je pense par exemple aux différents candidats, qui se lancent pour porter des thèmes écologiques dans le cadre des listes des Européennes), et puis de l’autre côté, ceux des membres du mouvement qui restent plutôt accrochés sur le modèle “c’est la priorité absolue, et si on ne donne pas la priorité absolue, c’est qu’on est toujours dans les petits pas, les compromis, et on recule au lieu d’avancer”,  et effectivement, c’est par exemple ces candidats aux européennes, ils sont obligés de se justifier face à des membres du public en disant “je n’ai pas tout obtenu, mais ce n’est pas parce que je n’ai pas tout obtenu qu’on n’avance pas”.
Donc là, on retrouve, dans le débat concret qu’on entend dans les médias, la tension entre les modèles d’action sous-jacents (gouvernement, révolution et acteur minoritaires de changements),  qui ne sont pas clarifiés dans le discours de l’alarmisme bloquant.  

Pour compléter ça, la tension, elle est d’une part, avec ces gens-là qui sont dans une optique absolue et non plus relative, mais elle porte aussi sur des gens soit qui pense qu’on devrait aller un peu plus loin dans le rapport de forces avant de négocier, soit surtout de gens qui pensent qu’on négocie mieux si le négociateur est un négociateur purement écologique (par exemple, un parti écologiste, plutôt qu’une participation de porteurs de l’écologie à d’autres ensembles, ou d’autres compositions, de partis politiques). Et là, on s’inscrit, il n’y a plus de contradictions sur le modèle fondamental d’action. On s’inscrit en plein dans l’acteur minoritaire de changement, avec ce qui constitue un des dilemmes stratégiques de cet acteur de minoritaires de changement, à quel moment, et dans quelles conditions, faut-il basculer de la création, de la pression du rapport de force par des stratégies un peu frontale, à la matérialisation des avancées qui peuvent être obtenues sur ce registre-là

Et du coup, ce que je vois, c’est que la dynamique réelle qui se produit à partir du mouvement correspond tout à fait ce que j’appelle de mes vœux (à un moment du podcast), à une clarification sur la nature du mouvement. C’est une mobilisation d’acteurs minoritaire de changement;  elle est en décalage avec le discours, le contenu de cet alarmisme bloquant, mais du coup il y a une dimension optimiste sur les canaux que va prendre cette pression, et on pourra en discuter lorsqu’on va aborder la question des alternatives prochainement.

La suite est dans le podcast “Et pour sauver la planète, vous mettez quoi à la place de l’alarmisme bloquant?” (19/04/2019) retranscrit sur cette page.

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