Conférence de Laurent Mermet – Le refoulement du distributif

Laurent Mermet
Le refoulement du distributif
26 novembre 2018

Transcription et mise en forme du podcast par Adrastia d’un extrait de la conférence intitulée « Qui peut agir sur qui pour éviter la fin du monde? Une réponse à Aurélien Barrau« , disponible en ligne sur ce lien.

Résumé: Dans cet extrait, Laurent Mermet montre en quoi le refoulement du distributif, où l’on raisonne comme si l’humanité était un acteur constitué et unitaire, et où l’on élude la question des gagnants et des perdants des crises et mutations, débouche sur d’importants points aveugles lorsqu’il s’agit de penser l’action collective face à l’urgence écologique.

[…] ce que j’appelle le refoulement du distributif. En effet Aurélien Barrau (mais c’est le cas pour tous les appels que l’on entend depuis longtemps) raisonne comme si c’est toute l’humanité qui allait subir la catastrophe écologique. Au fond, comme si on était dans une situation où on allait terminer tous perdants, sauf si on prenait les mesures appropriées, auquel cas on terminerait tous gagnants.

Or, il n’y a absolument aucune raison rationnelle d’accepter cette manière de poser le problème. Dans l’immense majorité des situations qui ressemblent à ça (quand on se heurte à des limites de ressources, ou à l’inefficacité de la production, ou autre), il y en a qui tirent leur épingle du jeu, et d’autres non.

Donc, on pourrait tout à fait poser la question autrement, en disant que la question n’est pas « l’humanité ne va pas survivre », mais « qui va survivre, avec quel mode de vie ». Ce n’est pas du tout la même question ! Mais quand on pose cette question-là, évidemment, ça soulève la question de la distribution, c’est-à-dire qu’il y aura des gagnants et des perdants. Ce qui crée un énorme malaise…

L’évitement de ce malaise, c’est ce que j’appelle le refoulement du distributif. Je parle d’évitement, ça peut paraître bizarre vous allez me dire, parce qu’en fait on ne parle que de ça, des inégalités environnementales. Quand on a un ministère de l’écologie en France, il s’appelle « transition écologique et solidaire« , etc. On a l’impression de ne penser qu’à ça. Je vous propose d’écouter deux petits extraits d‘Aurélien Barrau, qui montrent ces dimensions, et qui amorcent cet évitement.

Aurélien Barrau : “Effectivement, il y aura des réfugiés climatiques. L’ONU estime que, d’ici une trentaine d’années, donc maintenant, il y aura entre cent millions et un milliard de réfugiés climatiques. C’est absolument gigantesque! On voit bien là que le problème écologique, qui est incontestable, est couplé un problème social et humain: comment va-t-on réagir. Et là, je crois que le défi est immense, parce qu’il s’agit d’apaiser non seulement notre rapport à la nature (en se repensant finalement comme faisant partie de cette nature), mais aussi, bien sûr, de s’extraire un peu de cette zone de confort et de ce repliement identitaire, dont les catastrophes seront encore plus considérables lorsque ces grandes migrations se mettront effectivement en marche.”

Vous voyez, dans cet extrait, à la fois l’annonce d’un conflit énorme à l’échelle planétaire, et l’évitement, d’une certaine manière, de ce conflit.

Aurélien Barrau : “Mais là, on ne parle pas de deux cent mille personnes ! Selon les chiffres de l’ONU, actuellement, c’est au minimum deux cent millions de réfugiés climatiques, peut-être jusqu’à un milliard. Et ce n’est pas dans vingt siècles : c’est dans trente ans. Donc ça, ça ne peut pas ne pas faire de guerres. On le voit bien : personne ne va ouvrir ses frontières en disant « venez profiter de notre climat tempéré » . Donc, on est en train de préparer un monde où, non seulement les vivants seront en train de s’atrophier et de s’étioler, mais en plus, les conséquences secondaires seront des conflits entre les vivants qui restent. Est-ce que c’est vraiment ça, qu’on a envie pour mes vieux jours ou la force de l’âge de mes gamins? Eh bien, je ne vois pas comment on peut le défendre.”

[3:20] Cette question est une question rhétorique, puisque Aurélien Barrau nous dit, par ailleurs, que la catastrophe est inévitable. La question n’est pas tellement « est-ce qu’on a envie de léguer ce monde« . La question c’est « oui, c’est ce monde-là qu’on va léguer« . Donc on pourrait tout à fait embrayer sur une tout autre question.

Par exemple, moi, quand j’entends cette annonce d’une guerre inévitable, j’ai envie de poser des questions très simples : cette guerre, est-ce que nous avons des chances de la gagner? Qui vont être nos ennemis? Quels vont être les affrontements? Qui va mourir dans cette guerre? Est-ce que nos équipements militaires actuels sont adaptés? Est-ce qu’on a réfléchi aux formes spécifiques de guerres qui viendront avec ces crises-là? Est-ce que ça ne serait pas une priorité majeure, dans la formation de la jeune génération, que de former des guerriers qui nous permettront de survivre dans cette guerre?

Donc, quand quelqu’un annonce une guerre, avec des arguments crédibles, pour moi il y a une étrangeté à ne pas poser la question : est-ce que nous faisons bien ce qu’il faut pour la gagner? Et puis ça pose évidemment la question : qui est « nous »? Dans cette guerre, est-ce que « nous », c’est la France, ou les Français? Est-ce que c’est l’Europe et les Européens? Avec qui? Contre qui?… 

En tout cas, tous ces appels qui évoquent cette perspective d’affrontements à l’échelle planétaire, tous éludent! La violence est évoquée, mais comme un repoussoir. Elle n’est jamais abordée explicitement, comme devant faire l’objet d’une préparation, ou comme étant un des volets clés du débat politique, ou comme étant une dimension majeure de la politique publique, et de ce que devrait être la pensée d’une politique publique. Il y a là une élision totale de la violence. Pour qui lit des livres d’Histoire, il y a là quelque chose d’insensé. Ce qui peut se comprendre, puisque ça fait deux générations, en France, que nous n’avons pas été confrontés à la violence qui sous-tend les structures politiques économiques, et que nous profitons de la situation. Mais croire que ça va durer indéfiniment, c’est de l’ordre de l’illusion! Alors que les conséquences, elles, sont très problématiques. Du coup, ces dimensions-là, n’étant jamais discutées publiquement, ne sont l’objet que de calculs qu’on ne connaît pas, qu’on n’entend pas, dont on ne peut pas discuter. Avec une certaine hypocrisie, chacun espère qu’il va quand même tirer un peu de sécurité, mais sans avoir envie ni d’en parler ni d’y réfléchir.
C’était juste une parenthèse sur l’élision de la violence.

[6:36] Mais cette élision de la violence va un peu plus loin, en refoulant la question du distributif, c’est-à-dire des gagnants et des perdants. Même si, cette fois, il ne s’agit pas de perdre la vie, on n’accepte même pas l’idée que, dans le traitement des problèmes de la planète, il peut y avoir des gagnants et des perdants. Il y a une formule qu’utilise Aurélien Barrau, vous l’avez entendue, c’est « la tribu des vivants ». C’est évidemment paradoxal, puisque, quand on parle de tribu, c’est qu’il y a plusieurs tribus! Donc là, au lieu de poser la question « quelles tribus vont tirer leur épingle du jeu dans la crise planétaire? », on nous dit « il y a une seule tribu des vivants, l’humanité, les générations futures ».

Il y a trois formes de refoulement du distributif.

  • La première, c’est un refoulement conceptuel: on utilise pour penser la crise environnementale des concepts qui évacuent la dimension distributive. Par exemple, « l’humanité »: « L’humanité n’a plus que dix ans pour échapper aux scénarios les pires de changement climatique ». Là, on a évacué le distributif.
    Plus nette encore, la notion de  » générations futures ». C’est une pure abstraction, les générations futures! Parce que chaque famille prépare sa génération future, chaque pays, chaque communauté. Mais la question de savoir « est-ce que ce sont les générations futures chinoises, ou africaines, et européennes qui vont s’en sortir, et comment vont-elles s’en sortir, et quel va être le mode de vie qu’elles vont utiliser?», ça, c’est une question distributive.

    Quand on raisonne en termes de « générations futures », on fait comme si cet enjeu distributif n’avait aucune importance dans le traitement du problème. Chaque fois qu’on utilise des concepts qui, de cette manière-là, gomment la dimension distributive, on est dans ce que j’appelle le refoulement conceptuel du distributif.
  •  Le deuxième refoulement, c’est un refoulement normatif, qui consiste à dire « le monde est déjà trop inégalitaire. Il est donc hors de question d’envisager de manière explicite des résolutions de problèmes qui feraient se perdurer les inégalités actuelles ». Donc du coup, on raisonne en utilisant comme référentiel des attracteurs normatifs, par exemple : « tout le monde a la même chose », ou « tout le monde a droit à la même chose », ou « un homme = un quota de ressources, sur toute la planète ». Or, ces attracteurs n’ont aucun réalisme en termes d’action. Ce sont des attracteurs moraux (on n’a pas encore vu, dans le cours de négociation, les notions de point focal, etc., qui expliquent que, dans le flou, l’incertitude, quand on n’arrive pas à gérer les situations distributives, on se repère par rapport à des attracteurs). Mais si ces attracteurs sont totalement irréalistes en termes d’action, à ce moment-là, on entre dans des modes de raisonnement qui sont décalés par rapport à la possibilité réelle d’agir. Et du coup, encore une fois, on va agir de manière implicite, avec un discours qui dit quelque chose, et une action réelle qui fait autre chose, parce qu’on est trop décalé sur le plan distributif.
  •  Dernier refoulement, le troisième, c’est un refoulement fantasmatique. C’est-à-dire qu’on se raconte que ce n’est pas un problème. Je vous repasse encore un petit extrait d’Aurélien Barrau.

Aurélien Barrau: “La décroissance, c’est un mot qui est un peu ambigu. Moi je crois qu’en termes effectivement matériels, il faut qu’on décroisse. Oui, je pense que c’est une bonne chose. Mais le problème, c’est que le mot décroissance, il est associé intellectuellement à une sorte d’ascétisme triste. En réalité, et effectivement (ce que déjà tout le monde a dit avant) il faut le réenchanter, dire qu’il faut qu’on prenne conscience que, dans cette forme d’attitude raisonnée, en fait on n’y perd pas. On n’y perd pas, parce que ce n’est qu’une décroissance qu’en termes de biens matériels (et encore, pas forcément tous). Mais globalement, en termes humanistes, en termes animalistes, en termes féministes (je pense qu’il y a quand même une connivence entre tous ces combats d’émancipation) on peut complètement y gagner. Donc ce n’est pas un retour en arrière.”

Vous voyez là qu’on est dans un refoulement fantasmatique, en ce sens qu’on imagine que la distribution de l’accès aux ressources, aux biens naturels, à l’environnement, etc., n’est pas un facteur pertinent, et qu’en fait, avec un accès massivement diminué, on pourra, d’une certaine façon, vivre mieux.

[11:43] Pourquoi cette question du distributif est-elle essentielle? La raison clé, au fond, c’est que, quand vous regardez pourquoi il y a des échecs dans l’organisation de l’action collective, très souvent celle-ci (même à des échelles toutes petites, quand vous êtes trois, quatre, cinq ou dix) vous dit « ce serait vachement bien de faire ça ». Très souvent quand on n’arrive pas à passer à l’action, c’est parce qu’il y a des enjeux distributifs sous-jacents qui n’ont pas été réglés. C’est-à-dire que les participants potentiels à l’action collective ne sont pas au clair, pour savoir qui va tirer son épingle du jeu et qui non .

Donc, toute l’analyse des organisations, toute l’expérience des organisations de l’action nous montre que, quand le distributif n’est pas clair, dans énormément de cas, ça inhibe l’action. Mais ça inhibe l’action d’une manière insidieuse, parce que les gens ne vont pas forcément dire que c’est parce qu’ils pensent qu’ils ne vont pas s’y retrouver autant que les autres qu’ils ne participent pas de bon cœur à l’action collective. Ils disent « oui oui, je suis prêt [à agir]», mais en fait, ça sabote, de manière souterraine, l’action collective. On se dit « comment ça se fait qu’on ne passe pas à l’action collective?», mais on n’est pas du tout prêt à une approche franche de la dimension distributive. C’est donc tout à fait logique, dans un cadre organisationnel, qu’on on ait du mal à agir.

[13:08] Le deuxième point, très important, c’est qu’il y a une contradiction fondamentale dans le fait de dire « je ne suis pas prêt à assumer des inégalités distributives », alors que je dis que « la sauvegarde de la planète est une priorité ». Si vous pensez que rétablir la justice distributive est une condition sine qua non pour sauver la planète, c’est que c’est plus important pour vous de mener vos luttes distributives, que de sauver la planète.

Vous connaissez l’histoire du jugement de Salomon : les deux mères qui, toutes les deux, prétendent que le bébé est à elle, et c’est seulement au moment où Salomon demande à un garde d’arriver avec son épée pour couper le bébé en deux, qu’une des deux femmes s’écrit « non, non, je préfère qu’il soit à l’autre ». C’est parce qu’à un moment donné, pour elle, la vie du bébé est prioritaire par rapport à la distribution entre elles. Mais tant qu’on nous dit que le problème distributif est un préalable, c’est que la planète n’est pas la priorité

De manière tout aussi fondamentale, le règlement des problèmes distributifs… nous ne sommes pas dans des sociétés où ça se passe de la manière la pire (c’est-à-dire qu’on peut assez facilement aller voir des pays où c’est pire qu’ici). Or, malgré ça, c’est extrêmement tendu! Sur les niveaux de vie, les quartiers, les inégalités, etc. Or, cet équilibre négocié, déjà très tendu et instable, est le résultat de négociations énormes depuis deux cent ans ou plus, qui ont, petit à petit, permis de faire la structure de la société. On ne peut pas séparer l’organisation de la société et la structure par laquelle nous réglons les problèmes distributifs. Donc, quand nous disons « pour régler la crise de la planète, il faut revoir le modèle d’organisation de la société »… Mais le modèle d’organisation de la société, c’est le modèle par lequel nous discutons des enjeux distributifs. Si nous ne sommes pas d’accord pour discuter des enjeux distributifs, comment pouvons-nous discuter du modèle d’organisation de la société? Ce n’est pas possible!

Il y a donc une contradiction fondamentale entre le fait de refouler le distributif (en disant « nous tous, la tribu des vivants », etc.) et le fait de dire « il faut changer l’organisation, ou le modèle », parce que changer le modèle, ça veut dire changer de manière de résoudre les problèmes distributifs. La solution qui consiste à dire « j’ai une solution, elle consiste à donner à tout le monde pareil », elle est d’ordre fantasmatique. Elle n’a jamais marché, et il y a des raisons fondamentales pour lesquelles elle ne peut pas marcher telle qu’elle. Personne ne peut dire « voilà, cet équilibre qu’on a mis deux cent ans, en se battant les uns avec les autres, hyper complexe, on va le remplacer d’emblée par un jeu, qu’on peut décrire de manière assez simple – clac clac clac – et tout le monde va rentrer là-dedans ». Non, le changement de l’organisation sociale passe par un changement des distributions, qui est quelque chose d’engagé, de compliqué, etc. En tout cas c’est absurde de vouloir parler de changement d’organisation sociale en ayant peur d’aborder la question distributive.

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