Entretien avec Ugo Bardi

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Ugo Bardi est chercheur et professeur de chimie, contributeur à The Oil Drum, membre du comité scientifique de l’Association pour l’étude des pics de pétrole et de gaz naturel (ASPO) et auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur l’énergie et les ressources minières (The Limits to Growth Revisited).

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Nous remercions M. Bardi de nous accorder cette interview.

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Adrastia : Vous avez bâti une théorie dont le nom est « la falaise de Sénèque », qui revisite le pic et la courbe en cloche (symétrique) de Hubbert en donnant à cette dernière une descente bien plus pentue que la montée. À l’origine, cette courbe s’applique à la production pétrolière ; pouvez-vous nous expliquer en quoi elle s’applique à beaucoup d’autres facteurs clés de notre civilisation ?

Ugo Bardi : L’idée de la courbe de Sénèque est claire pour la plupart d’entre nous : bien des choses retombent plus rapidement qu’elles ne se sont développées. Il suffit de penser, par exemple, à un château de cartes. Il s’agit d’une de ces choses évidentes qui, d’ailleurs, ne sont pas faciles à expliquer avec les principes de la physique. Par exemple, à l’époque de Newton, tout le monde savait très bien que les pommes tombaient des arbres, mais il fallait encore découvrir la loi de la gravitation universelle. Avec la courbe de Sénèque nous sommes encore dans une situation, disons, « pré-newtonienne ». En général, on peut dire que la courbe est observée dans des systèmes où il y a une certaine corrélation entre les éléments qui le constituent. Il s’agit d’un « phénomène collectif » typique des systèmes qu’on dit « complexes », par exemple lors des changements collectifs rapides dans les transitions de phase, mais aussi dans la mécanique de la rupture des matériaux et, aussi, dans l’effondrement des civilisations. Ce sont toujours des systèmes complexes dont les éléments internes sont corrélés entre eux. Disons que si on aime la théorie des networks (réseaux) et aussi la dynamique des systèmes, on peut beaucoup s’amuser avec elles. Je m’amuse tellement que je travaille actuellement sur un livre dont le titre sera The Seneca Cliff (La Falaise de Sénèque), que j’espère pouvoir publier avant de la fin de l’année — peut être…

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A : Quels sont les points faibles de notre civilisation, les vulnérabilités principales, à votre avis ? Si un effondrement se produit, quelles pourraient être selon vous les premières séquences d’évènements caractéristiques du phénomène ? Et par la suite, avez-vous une idée quant à la manière dont les choses vont se passer à mesure que les ressources s’épuiseront et que le climat se dérèglera ?

U. B. : J’ai beaucoup réfléchi à ces problèmes et l’étude de la théorie des réseaux combinée avec la dynamique des systèmes m’aide beaucoup. Quand j’ai commencé à travailler sur ce sujet, je pensais que l’épuisement des ressources pouvait être la raison principale de l’effondrement des civilisations. Je suis toujours d’avis que c’est possible, comme il est aussi possible que des civilisations aient été détruites par des forces externes telles que le changement climatique ou des invasions militaires. Mais j’ai l’impression qu’il s’agit très souvent de quelque chose de plus subtil : c’est la perte du contrôle qui cause l’effondrement des civilisations. Une civilisation est un système aux éléments intimement liés entre eux et cette corrélation doit être « contrôlée » d’une façon ou d’une autre. Le mécanisme de contrôle a, d’ailleurs, besoin de ressources, et une réduction de la disponibilité des ressources peut générer une perte de contrôle qui, à son tour, génère l’effondrement bien avant que l’épuisement des ressources naturelles ne le fasse. Dans notre cas, il se peut bien que l’effondrement financier engendre l’effondrement global bien avant d’être causé par l’épuisement des ressources ou le changement climatique.

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A : Vous avez baptisé votre blog « Cassandra’s Legacy »… Ressentez-vous une impression de ne pas être entendu ?

U. B. : Mais non… Comment pouvez-vous penser une chose comme ça ?! (sourire)

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A : Comment vous est venue votre prise de conscience que notre civilisation touche à sa fin ? Vous souvenez-vous d’un moment particulier où votre conscience a basculé ?

U. B. : Absolument, oui. Le 11 septembre 2001 j’étais aux États-Unis, à Berkeley, et j’ai vu à la télé les tours de New York s’écrouler. Ce même matin, pas mal bousculé, je me promenais et j’ai trouvé dans une librairie de Berkeley un livre intitulé « The Hubbert Peak », écrit par le géologue américain Kenneth Deffeyes (que j’ai connu personnellement par la suite). Ces deux éléments, le livre et les attaques sur New York, me semblaient corrélés ce matin-là, même si je ne pouvais pas exactement me l’expliquer. J’ai compris plus tard comment ils étaient effectivement connectés.

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A : Comment gérez-vous cette idée de l’effondrement que nous allons connaître — que nous connaissons déjà, à certains égards — avec votre entourage proche (famille et amis), qui ne sont pas tous conscients voire qui nient cette idée ? D’une manière générale, quel impact cela a-t-il eu dans vos relations sociales, et comment le vivez-vous (psychiquement) ?

U. B. : C’est une question qui m’est souvent posée. Je ne suis pas sûr de pouvoir vraiment répondre, mais une chose est évidente pour moi : les « catastrophistes » (dont je suis) ne sont pas moins heureux au quotidien que les « cornucopiens ». J’ajoute que les risques que nous, les catastrophistes, voyons pour le futur nous donnent en même temps une certaine approche philosophique du monde et une forte volonté d’agir. C’est la même vision typique des « stoïciens », et Sénèque l’était. C’est une vision philosophique qui émerge lors des temps difficiles. Les samouraïs Japonais pratiquaient, je crois, une philosophie très semblable au stoïcisme. Un bon stoïcien (ou un bon samouraï) reconnaît ses limites, mais aussi le devoir d’agir ou de se battre pour le bien. Évidemment, aujourd’hui, on n’utilise plus le sabre dans la vie quotidienne, ceci dit je pratique le sabre Japonais comme sport, ainsi que l’archerie primitive. On ne sait jamais…

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A : Parlez-vous de ces problématiques à vos enfants, qui affronteront pleinement la période pénible et possiblement dangereuse à venir ? Si oui, de quelle façon abordez-vous le sujet ?

U. B. : C’est la chose la plus difficile. Je crois que je n’ai pas le droit de pousser mes enfants (ils sont bien grands, maintenant) vers ma propre vision du monde. Ils ont le droit et la capacité de développer leur vision. Et je crois qu’ils se portent bien dans un monde qui devient de plus en plus difficile, surtout pour les jeunes.

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A : Beaucoup de membres de l’association Adrastia sont littéralement happés par ces questions de la fin de la civilisation thermo-industrielle, à tel point que cela occupe leur esprit en permanence. Ressentez-vous une forme d’obsession, et si oui comment la gérez-vous ?

U. B. : C’est peut-être vrai. Il y a un risque de muer ses idées en obsession, mais selon mon expérience, les gens qui font ça ne restent pas longtemps bloqués dans cette obsession : trop de stress. Ils l’oublient et, peut-être, retournent regarder la télé. C’est normal, c’est humain. Moi-même, j’ai d’autres centres d’intérêt qui m’empêchent, je l’espère, de transformer ma vie en épopée catastrophiste ! (Par exemple j’ai écrit un roman de science-fiction. Un peu catastrophiste je l’avoue…)

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A : Avez-vous déjà une idée précise de la façon dont vous allez vivre cette période de descente énergétique ? Comment vous y préparez-vous ? Êtes-vous prêt à vivre sans pétrole ?

U. B. : On fait des prédictions à long terme qui s’avèrent souvent correctes, mais c’est difficile de les transposer dans la vie quotidienne, très difficile. Une chose que j’ai apprise, c’est que le futur est toujours surprenant, donc je crois que la marche vers le futur se fait suivant un long sentier que l’on crée pas à pas.

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A : Faites-vous partie d’un groupe, d’un collectif, d’une association, d’une ONG visant à poser les bases d’une résilience voire d’une autonomie (transition énergétique locale, monnaies alternatives, permaculture…) ? Que pensez-vous de ce type d’initiatives, et que recommanderiez-vous à des individus ou des groupes de citoyens désirant se préparer ?

U. B. : Ce sont là des choses intéressantes que j’ai essayé de pratiquer plusieurs fois. Je crois qu’en ce moment, mon métier c’est surtout la dissémination de certaines idées, et c’est ce que je fais. J’ai le privilège d’avoir pu orienter mon travail vers les choses que je crois juste de faire. C’est un privilège, je le sais. Si je ne pouvais pas le faire, je serais sûrement plus actif dans les communautés locales, les villes en transition ou des mouvements similaires. Dans le futur, peut-être serai-je plus impliqué dans ce type d’activités.

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A : Vous voyagez régulièrement pour donner des conférences, vos livres ont été traduits dans plusieurs langues. Entre les pays ou régions où vous êtes allé, percevez-vous des différences culturelles fondamentales — de nature ou de degré — dans la manière qu’ont les gens d’aborder la notion d’effondrement, dans leurs prises de conscience individuelles et collectives, dans la manière dont ils reçoivent vos propos ?

U. B. : En Occident (Europe occidentale et États-Unis) je ne remarque pas de grandes différences : un peu partout dans ces pays il y a une fraction de la population qui se rend compte de certains problèmes et essaie d’y travailler. Mais, évidemment, je ne suis pas souvent invité dans des pays où ces problèmes ne sont pas compris du tout. Par exemple, il me semble qu’il est extrêmement difficile de faire passer certaines idées dans les pays de l’Europe de l’Est et surtout en Russie. Il semble qu’en Russie l’idée que les ressources minérales soient destinées à s’épuiser à plus ou moins long terme est considérée comme une forme de propagande de l’Occident contre la Russie et ses vastes ressources minérales. Et ils ne se font pas avoir, hein ! Pas bêtes les mecs là-bas… Que faire ? Je ne sais pas. D’ailleurs rien ne change ; les gouvernements à l’Ouest et à l’Est font la même chose et se fichent totalement des prévisions catastrophistes. C’est bien connu dans l’Histoire : les sociétés humaines ne sont pas très bonnes pour gérer le futur. C’est pour ça, d’ailleurs, que j’ai appelé mon blog « Cassandra’s legacy » !

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A : Au regard des contraintes écologiques que nous comprenons mieux aujourd’hui et en tenant compte des nombreuses recherches en neurosciences qui remettent en question notre définition habituelle du libre arbitre, pensez-vous que nous aurions pu faire le choix d’éviter les risques ? L’humanité est-elle sur la voie d’un destin tragique auquel elle ne pourra pas échapper ?

U. B. : C’est évident que l’on a d’énormes difficultés pour faire passer des messages qui sont perçus comme « catastrophistes ». Le changement climatique est un bon exemple : il s’agit d’un message tout à fait bouleversant. On parle vraiment de la possibilité de la fin de l’humanité et peut-être de la vie sur Terre. On peut bien comprendre que plutôt que d’écouter le message, beaucoup de gens préfèrent fuir en se bouchant les oreilles et en chantant « la-la-la ! ». Il s’agit, évidemment, d’une limite de l’intelligence humaine. Comment serait-il possible de faire mieux que ça ? Beaucoup de gens ont cherché une réponse dans les neurosciences, d’autres dans la philosophie, dans la religion, ou même dans des domaines un peu ésotériques comme la « mémétique ». Trouver cette réponse se révèle très difficile, sinon insaisissable. La seule chose que nous pouvons dire c’est que le futur nous surprendra. Nous sommes arrivés jusqu’ici après un parcours d’environ dix mille ans, le temps de l’Holocène. On commence maintenant à comprendre les énormes transformations que les êtres humains ont subies, résultant de l’évolution durant cette période de changements non seulement culturels mais aussi génétiques. L’humanité, on peut l’espérer, a encore plusieurs milliers d’années d’adaptation devant elle, dans un monde en perpétuel changement. L’évolution de l’humanité est probablement encore loin d’être terminée. Où cette évolution va nous mener, c’est impossible à dire maintenant. Mais évolution veut dire adaptation et les théoriciens de la croissance infinie sont évidemment mal adaptés au futur — ils sont voués à disparaître. À l’avenir on ne pourra pas faire l’économie de s’adapter à un monde limité.

 

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