Conférence de François Gemenne « Hausse du niveau des mers : fortifier ou partir ? » – 6 octobre 2016

Compte-rendu par Arthur Keller de la conférence-débat organisée le mercredi 5 octobre par les associations Sortir du Pétrole et Paroles d’Hommes et de Femmes dans le cadre du cycle Climats & Migrations.

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Cet évènement a été accueilli par le Carrefour des Associations Parisiennes (CAP), dans le 12e arrondissement, avec le soutien de la Ville de Paris.

François Gemenne est spécialiste de géopolitique de l’environnement et des migrations. Directeur exécutif du programme de recherche interdisciplinaire « Politiques de la Terre à l’épreuve de l’Anthropocène » à Sciences Po (Medialab), il est également chercheur qualifié du FNRS à l’université de Liège et à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (CEARC), et il enseigne les politiques d’environnement et les migrations internationales à Sciences Po Paris et Grenoble ainsi qu’à l’Université Libre de Bruxelles. Ses recherches sont essentiellement consacrées à la gouvernance internationale des migrations et du changement climatique. Il a beaucoup travaillé sur les déplacements de populations liés aux changements de l’environnement, notamment aux catastrophes naturelles, ainsi qu’aux politiques d’adaptation au changement climatique. Il a effectué de nombreuses études de terrain, notamment à La Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina, dans l’archipel des Tuvalu, en Chine, au Kirghizistan, aux Maldives, à l’île Maurice et au Japon après la catastrophe de Fukushima.

Le sujet de cette conférence-débat était présenté comme suit : « La hausse du niveau des mers est l’une des conséquences indiscutables et dès à présent inéluctables du réchauffement planétaire. Elle est déjà en marche et se poursuivra des siècles durant, pouvant atteindre dès le XXIe siècle un voire deux mètres. Or, de plus en plus d’êtres humains s’installent sur les littoraux : plus de 600 millions de personnes vivent actuellement en bord de mer à moins de 10 m d’altitude. Construira-t-on des murs, des digues, des remparts, toujours plus hauts ? Comment faire des migrations de réelles stratégies d’adaptation aux changements climatiques, ce qui constitue une vraie révolution copernicienne par rapport à l’approche actuelle, en France et en Europe, des phénomènes migratoires ? »

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Voici un compte-rendu assorti d’un avis personnel.

Tout d’abord autant le dire : François Gemenne est passionnant, et sa conférence a été fort intéressante, et par bien des aspects instructive.

En introduction, il a posé la question suivante : quels sont les territoires qu’on va décider de protéger, et quels sont ceux qu’on va décider de sacrifier ? Et donc : qui protège-t-on et qui sacrifie-t-on ?

Il a rappelé les fondamentaux scientifiques de la montée des océans : expansion thermique due au réchauffement + fonte des glaciers et calottes polaires. Il a rappelé l’impact sur les ressources en eau potable : d’une part les débits d’eau douce provenant des glaciers diminuent, d’autre part la montée des océans entraîne la salinisation d’aquifères et de régions basses. Si nous parvenons à respecter le seuil de 2°C d’augmentation de la température moyenne globale, on estime qu’en 2100 le niveau des mers aura grimpé d’environ 1 m. Mais le niveau n’est pas uniforme, et la montée ne le sera pas non plus ; certaines côtes seront donc nettement plus touchées que d’autres. Un gros travail est produit aujourd’hui en matière de downscaling : des modélisations plus fines qui doivent permettre de mieux anticiper les impacts du phénomène à l’échelle territoriale. On sait déjà que l’Asie du Sud-Est sera très sévèrement impactée, notamment l’Indonésie et les Philippines. Avec une élévation océanique d’1 m, le Vietnam perdrait environ 10% de son territoire : il serait impossible de tout protéger ; c’est pourquoi le pays a commencé à déplacer des villages dans les collines de la vallée du Mékong. Les implications pour les populations locales sont souvent terribles : en raison du manque de pédagogie et de communication, les gens comprennent mal et ne veulent pas déménager, le programme se passe donc mal ; résultat : le déplacement se fait de manière forcée, des atteintes aux droits de l’homme sont constatées, et la perte économique est importante.

De tels programmes voient le jour un peu partout dans le monde. Parfois cela se passe mal (Vietnam, Mozambique…), et parfois cela se met en place intelligemment, comme le programme « Migrating with Dignity » lancé aux Kiribati, qui vise à organiser l’émigration pour sauvegarder la culture locale. Mais cette question clef du déplacement, volontaire ou contraint, des populations concernées, est un des nœuds de la problématique à ne pas sous-estimer. En France, après la tempête Xynthia, on a proposé aux sinistrés de La-Faute-sur-Mer d’être relocalisés. La plupart des maisons concernées étaient des résidences secondaires, les gens n’étant même pas originaires de la région, et l’État proposait une compensation égale à la valeur des maisons (prix du marché) avant la catastrophe : malgré ces conditions avantageuses, les gens ont refusé. C’est dire à quel point il est difficile d’organiser des migrations de populations, surtout avec des indigènes et dans des conditions largement moins avantageuses.

Plusieurs climatologues dont James Hansen ont publié une étude pointant une sous-estimation de la fonte des calottes glaciaires en raison d’une mauvaise prise en compte, dans les modèles actuellement utilisés, des interactions entre la glace et les courants marins. Selon eux, la hausse serait plutôt de l’ordre de 2 m en 2100… toujours pour une augmentation de température de 2°C.

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Les régions les plus touchées seront les deltas, des côtes et les îles. Ce sont hélas aussi les régions les plus peuplées – et de plus en plus (exode rural + croissance démographique). Ce sont les principaux pôles d’activité et donc d’emploi.

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François Gemenne nous parle ensuite des possibles effets de seuil. Au-delà des 2°C, les scientifiques nous préviennent qu’on entre dans une zone de turbulences incertaine, et que des points de bascule du système climatique peuvent être passés. Un de ces tipping points serait la fonte totale de la calotte polaire arctique. Si elle fondait, nous aurions affaire à une hausse du niveau des mers de 6 à 7 mètres (au-delà de 2100). Que pourrait-on faire contre cela ? Construire des digues, des murs, des fortifications ? Jusqu’où ? Aujourd’hui le Bangladesh est fortement menacé, et l’Inde, anticipant sur des migrations climatiques massives, construit une barrière de 3700 km de long pour empêcher tout passage vers son territoire.

On estime que pour chaque centimètre d’élévation du niveau de la mer (moyenne mondiale), on a 1 million de personnes à risque supplémentaires. Les migrations et les déplacements sont des mouvements progressifs et irréversibles… mais qui peuvent être planifiés et organisés. La question qui se pose est alors : que deviennent les populations qui migrent, et que deviennent les États désertés ?

Pour les États insulaires en cours d’engloutissement, c’est la double peine : au-delà des implications majeures de la montée des eaux, ils risquent de perdre la reconnaissance en tant qu’États (selon les critères de la convention de Montevideo, pour être considéré comme un État, quatre conditions doivent être remplies, dont l’existence d’un territoire bien défini et contrôlé et la présence permanente d’un peuple sur ce territoire). Or perdre la qualité d’État, c’est aussi perdre son siège aux Nations unies et le droit à percevoir des aides internationales.

Cela pose de nombreuses questions de relations internationales et de gouvernance mondiale. Peut-on inventer un nouveau modèle d’État ? Un État déterritorialisé, pour ainsi dire virtuel, un peu à l’image de l’Ordre de Malte ?

Si tant est que cela soit possible, que deviendront les populations exilées ? Où iront-elles et pourront-elles conserver leur nationalité ? Que deviendront, par exemple, les 165 millions de Bangladais ? Et où les institutions du pays iront-elles ? Un pays d’accueil accepterait-il que le pays, ses institutions, ses coutumes et ses lois soient reproduits « en miniature » sur son territoire ? Rien n’est moins sûr. Et c’est pourquoi la question implique de repenser la conception classique de l’ordre international.

François Gemenne attire ensuite l’attention du public sur le fait que les populations insulaires les plus concernées par le dérèglement climatique n’ont pas du tout la même appréhension du phénomène et de ses implications que nous. Nous soulignons leur vulnérabilité, ils n’apprécient pas et insistent au contraire sur leur résilience bien supérieure à la nôtre. Ils s’opposent à une vision occidentale de la condition îlienne (inspirée de Robinson Crusoé, L’île mystérieuse, Koh Lanta, etc.) : pour nous, une île est une situation de survie et un terrain d’expérimentation. Cela hérisse le poil des insulaires, qui refusent d’être considérés comme des rats de laboratoire, les canaris dans la mine de charbon. Ils vivent mal le fait qu’on ne s’intéresse à eux que depuis qu’ils sont en danger, comme s’ils étaient une expérience grandeur réelle de ce qui menace les pays développés.

Le chapitre suivant de la présentation est titré : « Éviter l’ingérable, gérer l’inévitable ». Il est question d’adaptation en tant que processus (et non état).

Dans les pays « riches », on mise massivement sur l’adaptation : les systèmes de digues installés à Venise ou le « Plan Delta » des Pays-Bas. Quelques autres solutions sont développées au Sud (plus rares) : îles artificielles comme celle de Hulhumale aux Maldives. (En l’occurrence, les Maldiviens refusent d’être relocalisés dans des HLM et le projet marche mal.)

Alors qu’au Nord, c’est donc l’adaptation par l’ingénierie qui s’impose, au Sud ce sont les modes de vie qui sont perturbés et doivent s’adapter.

La question de l’adaptation implique des choix terribles. S’il paraît sensé d’accorder l’aide internationale en premier aux plus vulnérables, l’échelle de vulnérabilité est en elle-même un sujet complexe : les résultats diffèrent grandement selon qu’on évalue le nombre absolu de personnes à risque, le pourcentage de la population à risque, la superficie menacée ou la part de la superficie du pays qui est menacée — entre autres critères possibles.

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Pour les populations locales des deltas du Gange, du Mékong ou du Nil, partir peut permettre une amélioration de la résilience écologique, mais cela diminue systématiquement leur résilience économique : les gens choisissent souvent de rester intégrés aux réseaux d’échanges et d’entraide.

Enfin, François Gemenne étend le sujet à la question de la géopolitique de l’Anthropocène : penser ensemble la Terre et le monde.

On l’a vu : la hausse du niveau des mers va nous forcer à repenser un grand nombre de concepts clefs en relations internationales. C’est une des raisons pour lesquelles le changement climatique ne doit pas être compartimenté au même titre que les autres grands problèmes de société. Ce serait une erreur : la question climatique doit selon l’expert devenir « la matrice décisionnelle pour toute politique » !

Le climat n’est pas qu’un enjeu d’environnement. La Terre devient un sujet politique. Frontières, territoires, États-nations… sont des concepts à réviser.

M. Gemenne aboutit à la nécessité d’inventer une nouvelle géopolitique : une politique de la Terre. Jusqu’ici on a considéré « la Terre » et « le monde » de façon séparée : le second était en quelque sorte posé sur la première, mais indépendant. Il est donc temps de comprendre que les deux constituent un tout indissociable.

En guise de conclusion, il souligne que les émissions de gaz à effet de serre sont dues à 15% à la somme de nos choix individuels et à 85% à nos choix collectifs. Il est donc nécessaire qu’au-delà de notre responsabilité de consommateurs, nous nous saisissions de la question comme citoyens. Nous pourrions nous emparer collectivement du texte de la COP21, qui fixe les objectifs de limitation du réchauffement climatique, comme base pour une nouvelle Déclaration universelle des droits de l’homme : cela donnerait un sens (dans l’acception « signification » comme dans l’acception « direction ») à l’Histoire. La COP21 n’est pas une ligne d’arrivée mais une ligne de départ, et pourrait – devrait ! – être la matrice de nos choix collectifs à venir.

Une conférence franchement passionnante, instructive à de multiples égards. Quelques-uns des visuels présentés par M. Gemenne pour étayer son propos (cartes, tableaux) étaient particulièrement parlants. La réception par le public a été excellente, les gens se sont impliqués dans des échanges de questions-réponses habilement gérés par l’intervenant. Merci à Vincent Rondreux pour son aimable invitation, et au CAP pour son chaleureux accueil.

 

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